Le thème de la tourada, la tauromachie
à la portugaise, sera développé en tant que manifestation
tangible de la culture portugaise. Il conviendra de parler de la pratique
en tant que tel, de ses diverses manifestations puis des contrastes
s’imposant lors de la comparaison avec la corrida espagnole. Ensuite
la question suivante sera traitée : la tourada un exemple de
Brandos Costumes ? Tout en nuançant au passage les propos
qui ont été abordés à ce sujet, le cas de
Barrancos, bastion traditionnel du Baixo Alentejo mettant en première
scène la controverse entourant l’exécution publique
du taureau, sera naturellement explicité. Cette brève
exploration intégrera finalement les notions de symbolisme, de
tradition, de modernité, d’identité culturelle…éléments
essentiels à l’intelligibilité du phénomène.
J'ai
déjà abordé ce sujet dans une perspective antrophologique
que permet de remettre le tout en contexte, d’en comprendre l’origine
et peut-être le pourquoi de toute cette contemplation passée
et présente.
Les différences entre la corrida espagnole et la tourada portugaise
sont sommairement de deux ordres. D’abord les toreros espagnols
exécutent le taureau directement dans l’arène, alors
que les Portugais en ont, en principe, pas le droit. Ce qui fait dire
à plusieurs qu’il s’agit d’une approche moins
« violente ». Ensuite l’affrontement principal le
« Main Event » au Portugal se fait à cheval alors
qu’il se fait plutôt à pied en Espagne. La joute
tauromachique au Portugal comprend bien sur un torero affrontant le
taureau à pied. Mais la particularité ici est que la star
du spectacle est le cavalier et non le torero comme c’est le cas
en Espagne. Le travail du torero, au Portugal, qui ne possède
souvent même pas de piques, se réduit souvent à
des mouvements gracieux de cape. L’emphase n’est tout simplement
pas mise sur ce personnage. Pour en revenir au point central, le combat
de taureau à cheval, spécialité du Portugal, est
appelé toureio equestre, mais se prononce toutefois rejeoneo
en Espagne et en Amérique latine. Traditionnellement, le cavaleiro
portugais affrontant le taureau est monté sur un étalon
lusitanien. Au Portugal la performance du cheval et son habileté
à contrecarrer les mouvements de la bête à corne
dans l’arène sont des facteurs très importants dans
la sélection de sa reproduction. Ce qui explique l’allure
de cheval « de guerre » du cheval lusitanien, lui qui possède
un cou très puissant et des épaules massives. Il est important
de noter que la tauromachie à dos d’étalon au Portugal
est, en général, une démonstration équestre
très avancée, authentifiant l’expertise du cheval
et de son cavalier. Un accent réel est mis sur la sophistication
et le raffinement de l’étalon lusitanien en plus de sa
beauté et ses habiletés. Les charges dévastatrices
du taureau que doit esquiver à la toute dernière minute
le cheval, demandent une série de manœuvres démontrant
par le fait même la grande agilité et le répertoire
comportemental riche de ce dernier. De telles épreuves demandent
un contrôle quasi-parfait de la part du cavalier et un entraînement
très strict de la monture. La tourada dont le déroulement
se prolonge sur une période d’environ dix minutes est ponctué
de moments où le cavalier se doit enfoncer une série de
banderillas acérés, généralement au nombre
de 6 ou de 7, au niveau des muscles du cou de l’animal qui essaie
en vain de les retirer. On le comprend bien le taureau devient de plus
en plus agressif à mesure qu’il se voit harponné
et charge le cheval. Il est aussi vrai que le Toro Bravo, est reconnu
comme étant extrêmement territorial ce qui explique également
sa propension à charger. On doit mentionner que le taureau est
« emboulé » ( c’est-à–dire qu’il
a les cornes protégées par un étui en cuir souvent
terminé par un petit bout de bois arrondi ) et/ou épointé,
ce qui est inconcevable pour certains aficionados, mais diminue grandement
les risques de blessures mortelles pour le cavalier et sa monture. De
plus le cheval porte une sorte de couverture rembourrée afin
de ne pas subir de contrecoups trop sévères en cas de
contact avec le taureau. Malgré cela, les blessures et les fractures
ne sont pas rares. Les démonstrations étant coordonnées
dans une arène de taille assez réduite la rapidité
du cheval ne lui sert pas vraiment il convient donc de suivre des manœuvres
précises. C’est l’art de l’esquive qui se révèlera
important pour le cheval et son cavalier qui sont constamment poursuivis,
de quelques centimètres, par la bête. Au Portugal les parades
d’ouverture, les courtesias, précédant les combats
ont une importance significative. En effet, celles-ci font ressortir
les costumes élaborés des participants, l’élégance
des chevaux, les figures centrales et habiletés équestres
…Ce qui fait dire à plusieurs que la tourada est un art
tauromachique élevé à son plus haut niveau, car
ces combats de taureaux ne sont pas centrés sur l’effusion
de sang et la domination. Le but étant davantage de démontrer
les talents et l’entraînement de la monture plutôt
que la capacité à tuer un animal. Un autre élément
propre et unique à la tourada se produit au départ des
cavaleiros. Effectivement on peut assister à ce moment à
la pega de cara, pratique qui rappelle clairement la pratique ancestrale
des Crétois. Un groupe d’hommes, les forcados, encerclent
le taureau et saisissent chacun, à main nue, une partie de l’animal
pour ensuite le vaincre en le terrassant. Dans ce que l’on peut
considérer comme « l’acte final », tous les
forcados se retirent, sauf un seul homme qui retient la queue du taureau.
Le taureau tourne ensuite en rond en tentant d’atteindre la chose
qui lui tire la queue, mais sans jamais y arriver. Finalement on fait
sortir le taureau épuisé en l’attirant hors de l’arène
avec un troupeau de vaches. Les tourada les plus célèbres
au Portugal sont tenues à Villa Franca da Xira situé dans
le district de Lisbonne et dans l’arène principale de Santarem.
Aux Açores les combats de taureaux sont un peu différents.
Le toureio equestre est également pratiqué dans l’archipel,
mais les cavaliers ( ou dans ce cas les picadors ) utilisent parfois
des puya ( une énorme lance au pic acerbe ) comme ceux utilisés
dans les arènes espagnoles. Le taureau n’est généralement
pas tué. Au cours d’un autre festival populaire, surtout
pratiqué sur l’île de Terceira ( la troisième
plus large île des Açores ), une longue corde est attachée
au cou de la bête qui est par la suite relâchée dans
les rues de la ville et poursuivie par des partisans parfois frénétiques
qui tirent et relâchent la corde sans cesse. Le bruit intense
produit par l’explosion d’un pétard prévient
les habitants qu’un taureau est dans la rue et que le «
jeu » va débuter. L’idée est de venir le plus
près possible du taureau sans se faire toucher. Il existe également
d’autres manifestations plus singulières de la tauromachie,
entre autre dans de petits villages du Ribatejo et de Capeas au nord
du pays. On peut assister à des batailles entre deux énormes
taureaux généralement de l’espèce barrosa.
On met fin au combat à l’épuisement ou la domination
d’un des protagonistes.
Comme on pu constater précédemment la mise à mort
au Portugal est peut être remplacée par la pega à
charge des forcados qui maîtrisent le taureau, mais la tourada
est-elle véritablement un exemple de brandos costumes pour autant?
Si l’on en croit les propos d’Adriana Parra ( In Terra Portucalensis,
no. 5, 2004 ), ce style tauromachique spécifique serait en effet
le reflet des comportements « softs » ou doux des habitants
de la terre du Portugal. Il faut admettre une certaine vérité
à ces propos, toutefois je me dois de nuancer un certain nombre
de ses propositions. Tout d’abord madame Passa nous indique le
taureau, après avoir participé à la tourada, il
est soigné par les vétérinaires et finit sa vie
dans un vaste champ pittoresque, entouré de femelles. En fait
cela tient plus de la légende que de la vérité.
S’il est vrai que le Le Toro de lidia ou Toro bravo est élevé
comme un animal de privilège et vit une vie de luxe comparé
aux bœufs communs celui-ci est élevé dans un seul
but : être envoyé, après environ quatre années
de vie, dans les tourada afin de donner sa première et bien souvent
toute dernière performance. Bien souvent après s’être
fait poignarder le taureau reçoit un « traitement »
spécial. En effet les banderilles sont enlevées de force,
puis on remplis ses plaies béantes de 5 à 6 cm. de profondeur
d’une poignée de sel afin de stopper le saignement. Ce
dernier souffre pendant des heures voire des jours dans le curro ( l’abattoir
) en attente d’une mort salvatrice. Les taureaux ne sont pas tués
dans l’arène, en raison de l’interdiction formelle
des autorités portugaises, mais « Les bêtes sont
toutefois abattues à leur retour au toril » ( Dupuy et
Perrin, 1990 ). Quelques fois le même taureau est « ré-utilisé
» et renvoyé dans l’arène pour rentabiliser
les spectacles tauromachiques. D’une certaine façon cette
manière de faire est encore plus douloureuse pour le taureau
que la pratique espagnole malgré ce que l’on veut nous
faire croire. En Espagne on met directement fin au calvaire de l’animal.
Les amateurs Espagnols disent qu’il est plus respectueux et digne
de le tuer de cette manière que de laisser le taureau pourrir
en attente du coup final. Il est certain que ce que les Portugais et
les touristes voient dans les arènes tauromachiques du Portugal
est un « adoucissement » de la corrida espagnole du point
de vue du sang et de la mort du taureau. Mais au fond il est seulement
interdit de montrer au public la mort du taureau. La tourada n’est
pas plus douce pour le taureau que ne l’est la corrida. Le même
sort lui est réservé à la fin : la mort. Si les
Portugais ont en effet des comportements pouvant être décrits
comme « soft » la tourada n’en est certainement pas,
à mon avis, la meilleure représentation.
Par ailleurs l’abolition du meurtre du taureau par le gouvernement
portugais ne peut être mis sous la bannière des brandos
costumes, ou proposé comme un acte « humanitaire ».
Il y aurait en effet deux scénarios plus « réalistes
» expliquant cette décision. D’abord au cours d’une
tourada présentée au 18ième siècle, par
le roi de l’époque, un certain duc d’Arcos, un torero
fut encorné à mort par le taureau auquel il se mesurait.
Le roi affirma, dit-on, par la suite que les Portugais étaient
trop peu nombreux pour qu’on puisse les sacrifier de la sorte
à des taureaux ( Le million 1er vol. 1969 ). Il fallait donc
modifier la tourada, l’ « adoucir », pour ne pas qu’il
y ait de tels effusions de sang. Ce qui reviendrait à réduire
la violence subite des deux côtés. Cette première
hypothèse serait davantage encrée dans l’histoire
passée alors que la seconde se concentre autour d’un motif
politico-religieux plus récent. L’influence de l’Eglise
catholique sur la politique et la société du Portugal
au début du 20ième siècle ne peut et ne doit être
ignorée. En fait ce serait l’Eglise même qui aurait
demandé au gouvernement de bannir l’exécution des
taureaux dans l’arène ( Minotaur ; nature of the beast,
arcofilms.com ). Ce qui a été fait en 1928. Les autorités
ecclésiastiques notèrent le caractère indéniablement
païen de la tauromachie puis du sacrifice final et virent dans
cette pratique une menace à leur propre culte. L’exécution
du taureau était vu, à juste titre, comme une offrande
sacrificielle aux dieux qui consommaient symboliquement le taureau et
en retiraient sa force. Cette pratique a été retracée,
comme on a pu voir, dans des dizaines de cultures et notamment chez
les Etrusques ( peuple installé au Nord-est de la péninsule
italienne, dès 900 avant notre ère ). Ce qui expliquerait
pourquoi la mort du taureau aurait été interdite à
ce moment.
Il est vrai que le Portugal a interdit l’exécution publique
du taureau durant la tourada depuis 1928. Pourtant quelques communautés
au Portugal continuent année après année à
tuer le taureau durant l’acte final du combat sans véritable
opposition des autorités en place. Le parlement a même
décidé de légaliser la pratique en 2002 ( en suivant
l’exemple de la France où une loi spéciale autorise
la mort du taureau dans certaines régions ) spécifiquement
pour la communauté de Barrancos, malgré une opposition
farouche de certaines associations portugaises (http://www.planetark.com/dailynewsstory.cfm/newsid/16856/story.htm,
2002 ). Mis à part Barrancos au moins deux autres villages perpétuent
( illégalement ) la mise à mort du taureau : Aldeia da
luz et Monsaraz. Durant une grande fête estivale tenue habituellement
au mois d’août une dizaine de taureaux sont achevés
par des matadors espagnols ou latino-américains venus spécialement
pour l’évènement. Ces combats, généralement
tous à pied contrairement au reste du Portugal, sont entrepris
dans des arènes souvent improvisées construites plus ou
moins au centre du ou des village(s). Le matador, après avoir
fait pénétré les banderillas dans la chair du taureau
tue la bête avec un coup épée enfoncé au
croisement du cou et des épaules ( d’où l’expression
en la cruz ). Plusieurs de ces matadors entrent clandestinement au Portugal
et ne publient pas leur nom de peur de poursuites judiciaires. Ainsi
nombreux sont les Portugais qui insistent à ce que le taureau
soit tué à la fin de la tourada. Pour eux, il s’agit
d’une pratique encrée dans la tradition, dans le passé
et doit être respectée et préservée en tant
que phénomène culturel unique. Ces comportements sont
l’objet d’une grande controverse et de nombreux débats.
Plusieurs manifestations et accrochages ont eu lieu entre taurinos et
anti-taurinos, entre les valeurs traditionnelles et les valeurs libérales
modernes. Les Portugais plus « traditionalistes » embrassent
généralement les combats et la mort des taureaux alors
que les Portugais plus « libéraux » ou « modernes
» adoptent une position plus souvent défavorable à
cet égard. Cela dit une grande partie des Portugais affectionnent
les nouvelles valeurs circulant dans l’Union européenne,
dont le respect des animaux ( ALMEIDA, Miguel, 1999 ). La force sociale
que constituent les groupes étudiants, les groupes de défense
des animaux… affirment que ces pratiques anachroniques ne devraient
pas être et qu’il s’agit là de la barbarie
pure et simple. Certains disent que ce n’est pas de la culture
ou de l’art, mais tout simplement de la cruauté. De plus
nombreux sont les Portugais qui ont peur de ne pas être pris au
sérieux par les autres membres de l’UE à cause de
cet élément. Comme on voit les divisions sont très
profondes et risquent de le demeurer. La mise à mort dans le
village de Barrancos est maintenant permise. Cependant ce village suivi
d’Aldeia da Luz puis Monsaraz ont défié la loi pendant
plus de 70 ans. Pourquoi était-il et est-il si important et nécessaire
de demander la mort du taureau ? Probablement parce que cette pratique
est inséparable de leur identité. Dans un conflit entre
l’identité et les pratiques culturelles d’une grande
importance pour la communauté et la loi, puis par extension la
société en général, les aspects culturels
sont priorisés. Ceux-ci affirment que la tradition est beaucoup
plus importante ( et ancienne ) que la loi. ( ALMEIDA, Miguel, 1999
). Pour eux la mise à mort du taureau est partie intégrante
de la vie communautaire, elle leur donne une identité propre.
A un certain moment les résidents de Barrancos, région
se situant a moins de 3 kilomètres de la frontière avec
l’Espagne, sentant leur culture en danger, ont menacé les
autorités qui leur interdisait la mort du taureau de jeter le
passeport portugais et de se déclarer partie intégrante
de l’Espagne. La mort du taureau devient même un sujet d’élection
! On voit qu’il s’agit d’un sujet d’importance
et qu’ils sont prêts à tout faire pour préserver
leur petit bout de culture.
J’espère que vous avez apprécié le rôle
vital joué par cet animal dans la vie d’anciennes communautés
et le rôle qu’il joue encore au Portugal. Pour ce qui est
du débat de la mort du taureau on conviendra que chacun, à
la fin, doit prendre position. Une position qui sera bien certainement
teintée de sentimentalité et de subjectivité. Certains
verront la tauromachie comme un art, alors que d’autre comme une
sauvagerie qui n’a pas sa place. Beaucoup d’anti-taurinos
iront jusqu'à dire que la bête n’est pas dans l’arène,
mais dans la majorité des sièges l’entourant. Pour
ma part, il ne fait aucune différence que le spectacle soit nommé
tourada, corrida ou autre, car la mort de l’animal est de toute
manière incontournable. La célébration et la représentation
de la mort, cachée ou non, du taureau ne m’inspire aucune
sympathie. En effet je ne croit pas qu’il s’agisse d’un
sport, mais plutôt d’un acte tragique dont la fin est la
mort d’une bête. Par ailleurs il ne faut pas oublier que
le combat de taureau est un spectacle de consommation, une machine générant
de gros sous pour différentes régions du Portugal. De
plus cette pratique est imbriquée profondément dans la
culture de certaines communautés. Ce qui fait que la pratique
tauromachique n’est pas quelque chose que l’ont peut simplement
abolir et interdire. C’est un dossier complexe qui ne peut être
modifié en l’espace de quelques mois voire quelques années.
Il vaudra alors la peine de vérifier l’engouement des futures
générations pour les combats tauromachiques, car c’est
à eux qu’est lié le destin du taureau.
Bibliographie
DUPUY,Pierre
et PERRIN, Jean. Ombres et soleils sur l’arène : La
tauromachie à travers les âges, Editions La Manufacture,
Paris, 1990.
DURAND, Robert, Histoire du Portugal, Nation d’Europe,
Hatier, Paris, 1992
MONTAGNON, Denis, Portugal, Guides bleus évasion, Hachette
livre, Paris 1999
PARRA, Adriana. In Terra Portucalensis 5, Est-ce qu’il
s’agit d’un exemple de brandos costumes ? Journal de bord
de la culture portugaise du cours PTG 1210.
N.d. Coll. Le million, premier volume, Europe Espagne, Portugal, Italie,
éditions Kister, Paris, 1969.
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