L'affaire de pédophilie qui
frappe la classe politico-médiatique constitue un véritable
traumatisme dans un pays qui s'interroge sur ses valeurs. Reportage.
De notre envoyé spécial Dominique Audibert, avec Rui Araujo
à Lisbonne
C'est un petit bout de femme de rien du tout, mais elle a déclenché
le plus gros scandale du Portugal depuis le retour de la démocratie
en 1974. Paula Cruz a 47 ans mais elle en paraît quinze de plus.
Elle a cet air usé de ceux qui ont toujours lutté avec la
vie et, malgré une vilaine toux d'asthmatique, elle fume de mauvaises
cigarettes qu'elle allume à la chaîne avec des doigts aux
ongles rongés. Dans les collines de la Serra de Luz, là
où elle habite un deux-pièces à la Zola, au milieu
d'un vieux quartier ouvrier « du temps de l'autre dame »,
comme on dit étrangement à Lisbonne pour évoquer
les années Salazar, Paula Cruz est devenue, bien malgré
elle, une vedette. Mais il fallait bien défendre l'honneur de son
fils Fabio, 16 ans aujourd'hui, et de tous les autres enfants qui ont
subi les mêmes horreurs que lui.
En septembre 2001, Paula Cruz a été la première à
oser porter plainte pour le viol de son fils par un homme à tout
faire de la Casa Pia. Cette institution caritative très célèbre
au Portugal accueille des orphelins, des handicapés et des enfants
de milieux défavorisés depuis plus de deux siècles.
Seule et sans ressources, Paula Cruz y avait mis son fils en 1995. «
C'était pour qu'il ait une vraie éducation et qu'il devienne
quelqu'un de bien », explique-t-elle. Mais Fabio, comme plusieurs
dizaines d'enfants avant lui (on parle de 130), est tombé entre
les mains de Carlos Silvino da Silva, dit « Bibi ». Cet ancien
élève de la Casa Pia y sévissait en toute impunité
depuis plus de vingt-cinq ans. Bibi, selon le procès-verbal de
l'enquête confiée à une section spéciale du
ministère de la Justice, choisissait ses victimes « parmi
les enfants spécialement vulnérables, en manque d'affection
et sans références parentales masculines ». Le profil
type du petit Fabio, qu'il obligeait d'ailleurs à l'appeler «
père », sauf en public. Sodomisé par Bibi lors d'une
fête de mariage en province, l'enfant n'avait d'abord rien dit.
Mais un jour que sa soeur, en colère mais ne se doutant de rien,
le traite de « petit pédé », Fabio éclate
en sanglots et raconte toute l'histoire.
Bibi servait aussi de pourvoyeur à un réseau pédophile
dont les ramifications se révèlent dévastatrices.
Depuis la plainte de Paula Cruz, sept personnes ont été
inculpées et placées en détention préventive,
parmi lesquelles plusieurs vedettes du gratin politico-médiatique.
Comme Paulo Pedroso, 38 ans, numéro deux du Parti socialiste portugais,
une étoile montante de la politique à Lisbonne. Ex-ministre
du Travail dans le précédent gouvernement socialiste, c'est
lui qui avait introduit le RMI au Portugal, et il était très
populaire. Deux anciens élèves de la Casa Pia assurent l'avoir
reconnu - sur photo - comme l'un des participants à des orgies
pédophiles qui se déroulaient dans une villa tranquille
de l'Alentejo où Bibi les emmenait.
Soixante personnes soupçonnées
Idem pour Carlos Cruz, 62 ans, l'une des idoles de la télévision,
où il officiait comme le « Michel Drucker » local sur
la chaîne privée SIC. L'ancien ambassadeur Jorge Ritto, lui,
se serait fait amener les enfants par Bibi dans son appartement de Cascais,
la banlieue huppée de Lisbonne. Il avait déjà été
inquiété pour des faits similaires dans les années
80 : on avait à l'époque retrouvé chez lui des cartons
à chaussures pleins de photos d'enfants, mais ces pièces
à conviction avaient mystérieusement disparu et les choses
en étaient restées là. Aujourd'hui, selon des confidences
invérifiables, une soixantaine de personnes seraient dans le collimateur
des enquêteurs chargés de cette affaire.
Dans ce petit pays qui passe pour bien tranquille, l'affaire de la Casa
Pia est vécue comme un drame national dans une atmosphère
de rumeurs et de suscipions tous azimuts. Le président de la République,
Jorge Sampaio, a même fait, le 29 mai, une déclaration solennelle
pour se porter garant devant le pays du bon fonctionnement des institutions.
Le Portugal semble vivre tout à la fois l'affaire Dutroux, l'opération
« Mani Pulite » et les affres de l'enquête sur Patrice
Alègre à Toulouse. Dernière personnalité sur
le gril, Eduardo Ferro Rodrigues, le patron du PS portugais, dont certains
témoins affirment qu'il assistait parfois, sans y participer, aux
parties pédophiles. Entendu à sa demande par le procureur
général, il est ressorti libre et sans inculpation de l'audition.
Les socialistes crient au complot pour décapiter leur parti et
dénoncent les écoutes téléphoniques contre
leurs dirigeants. Mais tel familier du sérail socialiste n'y prête
guère crédit : « Je ne crois pas du tout à
la thèse du complot politique. Tous les partis sont mouillés,
ils ont tous leurs réseaux spécialisés - le PC comme
les autres - et ils ont tous quelque chose à y perdre. »
Francisco Louça, député de Lisbonne et membre du
Bloc de gauche, est lui aussi sceptique : « Je ne crois pas trop
à une grande manipulation de la droite, ce qui n'empêche
pas des initiatives individuelles et quelques coups tordus via les flics
et les magistrats. » Car, apparemment, personne n'est blanc bleu.
Au fil de confidences savamment distillées, on apprend par exemple
que tel ministre du PSD (droite), catholique austère et affiché,
est un pédophile notoire qui faisait régulièrement
des virées en Allemagne ou aux Pays-Bas pour apaiser ses démons.
Ou que tel autre ministre, membre de la coalition au pouvoir, est surnommé
« Catherine Deneuve » dans les parages du parc Edouard-VII,
haut lieu de drague homo auprès de très jeunes gens à
Lisbonne.
Une catharsis collective
Dans ce grand déballage, la presse écrite et la télévision
amplifient la moindre rumeur, montent en mayonnaise le moindre soupçon.
Semaine après semaine, depuis que l'hebdomadaire Expresso a mis
l'histoire de Fabio sur la place publique en novembre dernier, l'affaire
de la Casa Pia est devenue le monothème de la vie nationale. Elle
a catalysé une opération vérité, à
la fois salutaire et dévastatrice, où la société
portugaise tout entière se regarde dans le miroir et ne se trouve
pas très ragoûtante. Car elle mesure, au-delà d'une
vraie compassion mêlée d'un sentiment d'horreur, que le scandale
de la Casa Pia reflète aussi sa complicité passive devant
tout un système de corruption et de dysfonctionnements qui l'ont
rendu possible.
« La Casa Pia est une institution emblématique de la vie
portugaise depuis plus de deux cents ans, explique sa nouvelle directrice,
Catalina Pestana. Pour tous ceux qui sont sortis d'ici, c'était
leur mère ! L'inconscient collectif était devenu tellement
fort qu'au nom de la réputation de l'institution beaucoup ont refusé
de voir ce qu'ils pouvaient voir. » Bref, cette affaire certes horrible,
mais qui aurait pu ne rester qu'une affaire, débouche finalement
sur une sorte de catharsis collective dont personne ne sort indemne. «
Depuis la fin du fascisme, les Portugais ont vécu sans transition
une révolution culturelle, sociétale et sexuelle que le
reste de l'Europe a mis trente ou quarante ans à faire. Ce sont
les dégâts collatéraux de cette révolution-là
qu'on voit remonter aujourd'hui à la surface », analyse Francisco
José Viegas, qui dirige la revue Grande Reportagem. José
Mateus, patron de l'agence de communication Xmp, confirme : « Le
caractère récent de la démocratie portugaise explique
en grande partie les dimensions prises par l'affaire de la Casa Pia. Les
gens tombent d'autant plus de haut qu'ils croyaient dans les institutions.
Du coup, la crise de confiance et le désenchantement atteignent
ici des sommets ! »
Premier résultat : un réflexe de révolte et presque
de vengeance populaire contre la supposée impunité des riches
et des puissants et contre l'inertie de la justice, deux réalités
sur lesquelles les Portugais avaient longtemps fermé les yeux.
« Pour la première fois, on assiste à une pression
collective de l'opinion publique pour en finir avec un modèle de
développement basé sur la cunha [le piston à la portugaise].
Il régnait au Portugal un laxisme quasi institutionnel en matière
de corruption que les tribunaux n'ont fait que refléter »,
explique Maria José Morgado, procureure générale
adjointe au tribunal de Lisbonne. Elle est bien placée pour savoir
de quoi elle parle : pendant deux ans, elle a été à
la tête de la Direction centrale d'enquête contre la corruption
et la criminalité économique et financière.
Sous sa direction, pour la première fois dans l'histoire du pays,
77 personnes étaient détenues au Portugal pour des crimes
économiques. Mais, après le changement de gouvernement,
voilà un an, son nouveau ministre a fait comprendre à Maria
José Morgado qu'il serait préférable qu'elle démissionne.
Aujourd'hui, le nouveau ministre du Travail, Antonio Bagao Felix, responsable
administratif de la Casa Pia, semble avoir pris la mesure du désastre
: « L'étalage de l'affaire sur la place publique a bousculé
toutes sortes de tabous. Maintenant, il est capital que les citoyens voient
que la justice fonctionne pour tout le monde, y compris les puissants.
»
C'est peu dire qu'il y a du pain sur la planche avant d'y parvenir. Le
petit peuple portugais, pour l'heure, est loin d'être convaincu.
« La justice, ici, c'est comme une corde tendue en travers de la
rue. Les petits malins passent au-dessous ou au-dessus. Mais le citoyen
lambda est sûr de se prendre les pieds dedans », lâche
un flic de base à la PJ. Il circule ces jours-ci un faux loto où
il s'agit de deviner le nom des cinq prochaines célébrités
qui seront inculpées dans l'affaire de la Casa Pia, et de décider
entre trois possibilités pour chacune d'entre elles : 1. inculpé
et libéré ; 2. mis en préventive ; 3. en fuite au
Brésil... Une allusion à la maire socialiste d'une petite
ville du nord, Fatima Felgueiras, inculpée pour corruption, qui
s'est enfuie au Brésil, sans problème, juste avant d'être
arrêtée.
Vers un affranchissement
Pourtant, si les Portugais commencent à s'affranchir pour la première
fois d'un rapport quasi messianique au pouvoir, hérité du
salazarisme, ce processus ne va pas sans danger ni sans ambiguïtés.
« Ce grand défoulement populaire sur la justice et les puissants
facilite toutes les manipulations médiatiques ou autres, s'inquiète
Francisco Louça. Le danger est que la justice en sorte encore affaiblie
et la démocratie portugaise avec. » D'autres, comme Francisco
José Viegas, trouvent ce sursaut collectif plutôt salutaire
: « Les Portugais sont en train de faire leur révolution
mentale pour devenir majeurs en politique. Ça passe forcément
par une dose de cynisme. Mais l'affaire de la Casa Pia aidera à
liquider les remugles de quarante-huit ans de fascisme pas complètement
digérés. »
En même temps, les Portugais ont du mal à prendre du recul
vis-à-vis de leurs idoles, même déboulonnées.
Lorsque le présentateur Carlos Cruz a été inculpé,
une manifestation de téléspectateurs a eu lieu devant le
siège de la PJ pour le soutenir. Quant à son collègue
Herman José, l'humoriste vedette de la télévision
portugaise, qui a été également inculpé mais
laissé en liberté, il a pu faire une grande émission
d'autodéfense à sa gloire au cours de laquelle des beautiful
people ont défilé pour le congratuler. Pedro Namora, 38
ans, un ancien de la Casa Pia devenu avocat, qui coordonne le réseau
des anciennes victimes de Bibi, a été le premier à
témoigner contre lui à la télévision.
« Le lendemain, beaucoup de gens m'ont félicité dans
la rue, mais j'ai aussi reçu des menaces de mort par téléphone,
raconte-t-il. Tant qu'il ne s'agissait que de Bibi, un simple chauffeur,
les gens applaudissaient. Mais, avec les célébrités,
ça coince beaucoup plus ! » Alors, comme souvent, beaucoup
s'en tirent par la dérision. La dernière histoire drôle
qui court la capitale portugaise en dit long : « Cette année,
pour la première fois, le 13 juin, fête de la Saint-Antoine,
n'a pas été un jour férié à Lisbonne
: on avait arrêté la veille le saint homme avec un bébé
nu dans les bras... »
Paula Cruz, elle, n'a pas trop le coeur à plaisanter. Elle voudrait
que les monstres qui ont fait du mal à son fils soient châtrés
pour que ça n'arrive pas à d'autres enfants. Sa demande
d'assistance judiciaire pour les frais du procès lui a été
refusée : avec 197 euros de pension par mois comme seule ressource,
elle n'a pas démontré, lui a-t-on répondu, qu'elle
n'a pas les moyens d'y faire face. Son fils Fabio est toujours à
la Casa Pia. Elle dit qu'il est devenu triste, qu'il n'a pas d'amis et
que les enfants du quartier se moquent de lui en l'appelant Bibi. Quand
il y a des émissions sur son histoire à la télévision,
il met ses écouteurs de Walkman et regarde ailleurs
|