par
Lise Duquet
Après avoir réfléchi sur le film «Capitaines
d’avril», je suis restée intriguée
par l’attitude d’un personnage, le premier ministre
Marcello
Caetano. Dans ce film, il aurait dû jouer
un rôle de premier plan alors qu’on le retrouve dans
une position somme toute effacée. Une première apparition
nous le montre dans un bureau recevant, avec un air résigné,
des nouvelles très peu encourageantes pour le gouvernement.
La seconde image de lui, celle où il se tient debout sur
les marches de l’avion en partance pour Madère, a
attirée mon attention de façon particulière.
Que dit-il à ce moment-là ? A qui s’adresse-t-il
? Je n’ai plus le souvenir précis… ce qui est
étonnant chez cet homme, à ce moment précis,
est le peu de résistance de sa part, cet air tout aussi
résigné… m’a-t-il semblé ! Que
pouvait bien signifier ce comportement ?
Dans ma démarche pour connaître un peu l’histoire
du Portugal, j’avais lu que le passage au pouvoir
de Caetano avait apporté, dans un premier temps, une certaine
détente du carcan salazariste. Avais-je bien lu? Pour m’en
convaincre, j’ai consulté le livre d’A.H. De
Oliveira Marques «Histoire
du Portugal et de son empire colonial».
J’y constate, qu’en effet, Caetano a été
plus libéral que son prédécesseur. Du fait
qu’il était en contact étroit avec des intellectuels,
faisant plus ou moins partie de l’opposition, lui apportait
une certaine ouverture d’esprit et lui conférait
une certaine crédibilité. Il était lui-même
un intellectuel capable de percevoir aisément les changements
de son époque et, du coup, il sentait bien l’impossibilité
de refuser toute ouverture à gauche et une politique capable
d’exercer une certaine attraction sur les groupes de l’opposition.
Aussi, comme le dit l’anecdote dont il fit lui-même
le commentaire, il fit un signe vers la gauche et il tourna à
droite. (p. 540). Pour ces raisons, je crois qu’il a été
tenté, dans un premier temps, d’aller vers une démocratisation
du gouvernement.
Que signifiait « faire un signe vers la gauche » ?
En substance, cela signifiait permettre la libre circulation des
livres et de la presse étrangère, la projection
de films dans leur version intégrale, instituer une nouvelle
loi sur la presse et paver la voie à la liberté
de réunion pour l’opposition, à des débats
parlementaires mieux ouverts, à la libération de
prisonniers et d’assignés à résidence…
Mais alors, si tout semblait bien amorcer, qu’est-il survenu
pour faire achopper ce début de dialogue entre les groupes
d’opposition et le président du Conseil? D’où
lui est donc venue cette difficulté à maintenir
le cap? Lui qui pourtant, en tant que recteur de l’Université
de Lisbonne, avait déjà eu l’occasion de manifester
son indépendance d’esprit face à des directives
gouvernementales !
A son arrivée à la présidence du Conseil,
aurait-il reçu des avertissements bien sentis de la part
de la
P.I.D.E. (un État
dans l’État), établie par la dictature salazariste
pour lutter contre ceux qui menaçaient l’ordre politique
et social ? Un fait certain est la conscience qu’il avait
de la précarité de son poste….trop conscient
peut-être ! …ce qui l’aurait amené à
gouverner avec une extrême prudence. Il savait bien que
des forces puissantes- l’armée et la marine, les
polices, le grand capitalisme, les hauts fonctionnaires, une partie
de la hiérarchie ecclésiale -le surveillaient de
près et ne lui prêteraient appui que si elles étaient
assurées que la « stabilité » et leurs
intérêts seraient protégés, ceci à
n’importe quel prix. » (p 539-540).
Cette surveillance étroite ne l’aurait-elle pas bâillonné
au point de l’empêcher de poursuivre sa démarche
de démocratisation ? Aurait-il tout simplement choisi de
gouverner dans la ligne déjà établie par
Salazar, par peur de choquer et par respect pour son mentor ?
Il est certain que la difficulté à se démarquer
d’un régime archaïque, en place depuis trop
longtemps déjà et pour lequel il avait contribué,
lui créait une difficulté. L’idéalisme
dont il faisait preuve pour justifier la poursuite de la guerre
dans les colonies ne l’a pas aidé non plus. Comment
un homme intelligent de la trempe de Caetano a failli à
sa mission de conduire un peuple vers des conditions plus favorables
?
Une clé de l’énigme demeure certainement l’influence
de Salazar
qui avait scellé le sort d’au moins deux générations
de Portugais. L’admiration qu’il vouait à son
mentor lui aurait-elle fait manqué d’objectivité
au point de faillir à son devoir envers tout un peuple
? Il est vrai qu’il partageait avec Salazar une vision de
l’ordre, de la discipline, du devoir qui lui aurait fait
prendre des décisions controversées, entre autre,
sur la définition de la liberté, tant réclamée
par l’élite progressiste. A cet effet, il dira :
« le désordre n’est donc pas le milieu propice
à la préservation et au renforcement des libertés.
C’est au contraire (…) dans la discipline (….)
que ces libertés peuvent s’épanouir »
(Préface, « Pages inopportunes »). Il dit aussi
lors d’un discours au Q.G. de la Première région
militaire : « Les principes à la lumière desquels
j’ai été élevé enseignent que
la noblesse de l’homme consiste à servir son prochain
et, surtout, à servir sa patrie, jusqu’au sacrifice(…).
Les sociétés ne peuvent subsister sans lois qui
coordonnent et harmonisent les activités de leurs membres(…)
Parce qu’il n’y a liberté que là où
il y a discipline. ». Dans son allocution radiotélévisée
du 8 avril 1970, il dira encore : « (…) Celui qui
exerce le Pouvoir a pour devoir primordial de faire respecter
les règles dont dépendent l’harmonie des intérêts
particuliers et les égards dus à l’intérêt
général (…) ». Un premier point de vue
qui consistait à créer un différend entre
lui et la nouvelle classe politique, tant dans les rangs du parti
qu’en dehors.
A la lumière des événements qui ont suivi
la
Révolution d’avril,
on ne peut que lui donné raison, lui qui avait une noble
conception de la liberté. Il redoutait la soif de liberté
de nouveaux protagonistes, moins expérimentés, et
leur réaction de vouloir tout précipiter. Devant
cette période d’insécurité annoncée,
il avait eu raison d’insister sur la précarité
de l’action entreprise par l’armée. On ne peut
lui reprocher sa foi en la justice et l’ordre par laquelle
il avait manifesté le désir de remettre les charges
gouvernementales entre les mains d’un homme d’expérience
pour ne pas que le pouvoir « tombe à la rue ».
En homme de devoir, il voulait assurer un suivi responsable. On
lui amena le général Spinola. Selon Caetano, l’après-révolution
le méritait bien. Malheureusement, il existait trop de
divergences profondes tant au sein du gouvernement que dans les
forces armées pour permettre au premier gouvernement de
créer un Portugal nouveau.
Comme en témoigne A.H. De
Oliveira Marques dans son livre « Histoire
du Portugal et de son empire colonial » « …En
vérité, un an et demi après la révolution,
la situation économique, financière, sociale et
politique du pays s’était détériorée
de telle façon que l’opposition au gouvernement et
donc au mouvement des forces armées s’était
généralisée. Au sein de l’armée,
les divisions n’avaient cessé de s’aggraver.
La pression des nations occidentales se faisait de plus en plus
sentir... » (p. 573) Si seulement on avait tenu compte de
l’avis de Caetano, avec son sens de liberté plus
réaliste, le Portugal aurait bénéficié
d’une stabilité plus grande et la démocratie
se serait ancré de façon plus définitive.
Il aura fallu attendre son intégration à la Communauté
Economique Européenne, en 1986, pour voir une amélioration
sensible des conditions économiques du peuple portugais.
Un autre point de divergence, et non le moindre, est la position
du gouvernement face aux colonies. Il a combattu envers et contre
l’opinion publique, envers et contre tous pour expliquer
sa résistance à rendre l’autonomie aux colonies.
A ce sujet, il explique : « (…) Nous devons, avant
tout, nous soucier de préparer des hommes à la hauteur
des besoins(…) cela semble herculéen, en cette époque
traversée de courants d’insatisfaction, de désespoir
et d’abandon. Il est toutefois dans notre tradition de ne
pas nous dérober devant les pires difficultés. C’est
ce que beaucoup n’ont pas encore compris : d’où
leur stupeur en voyant qu’en Afrique nous résistons.
(…) » Avec le recul que nous avons aujourd’hui,
30 ans après le Révolution nous ne pouvons qu’abonder
dans son sens : agir avec patience et prudence était la
solution la plus juste dans les circonstances, surtout quand nous
constatons les résultats qu’ont donné une
trop grande précipitation. Dans son livre, A.H. de Oliveira
Maques nous donne le bilan des colonies. « La principale
préoccupation fut, après le 25 avril, de mettre
un point final à la lutte et de rapatrier des dizaines
de milliers de militaires qui se trouvaient en Afrique. »
…Au-delà de tous ces aspects conjoncturels, il reste
une question de fond de la plus haute importance. Les colonies.
Surtout l’Angola et le Mozambique, disposaient déjà
de structures suffisantes pour suivre leur propre chemin. Le Portugal
n’était plus guère utile à ses colonies.
L’indépendance était donc dans la logique
des événements… » (p. 575) Si tout était
mis en place pour servir l’indépendance des colonies,
pourquoi diable avoir voulu précipiter les événements
? Caetano aurait eu raison de penser que ces mouvements de rébellion
étaient nourris par des puissances qui appuyaient les mouvements
d’opposition au gouvernement central et concouraient à
favoriser l’instabilité dans les colonies. A cause
de cela, il était convaincu de défendre une cause
juste et noble ! La défense de cette cause a hypothéqué
grandement sa crédibilité auprès du peuple
et de son armée. Ils refusaient de cautionner la défense
d’Outre-mer. Dans la préface du livre « Mandat
irrécusable » (1971), il ajoutera : « (…)
Nous n’avons pas usurpé les terres portugaises d’Outre-mer.
Nous n’avons soustrait à personne l’autorité
que nous y avons exercée après les avoir peuplées
et avoir appelé à nous les populations qui ont consenti
à leur intégration. C’est pourquoi on ne voit
pas quels droits ni quelle justice peuvent revendiquer les prétendus
« libérateurs » d’aujourd’hui.
(…) ». Maintenant que ces pays ont obtenu leur indépendance,
dans le chaos il faut bien le dire, ont-ils gagné au change
? Sont-ils devenus pour autant des pays plus stables ? La question
se pose encore quand on regarde la situation en Angola !
Si je regarde la situation d’un autre angle, je m’aperçois
qu’une autre hypothèse pourrait s’ajouter pour
éclairer ce qui semble être une attitude de fermeture.
Il avait une très haute opinion du peuple portugais et
de son rayonnement dans le monde. Comme tout Portugais conscient
de la grandeur passée, ne subissait-il pas l’influence
du mythe historique bien enfoui dans les replis de l’Ame
portugaise si chère à Pessoa ? Ce mythe fondateur
de foi et d’espérance qui nourrissait le désir
de restauration du passé glorieux ! Endossait-il, à
son tour, cette mission civilisatrice synonyme, à ses yeux,
de grandeur et d’indépendance nationales. N’était-ce
pas dans l’Histoire que s’enracinaient ses valeurs
de fidélité, de loyauté et de foi sur lesquelles
il fondait les décisions qu’il prenait… justifiées
ou non !
Conscient de la responsabilité qu’il avait envers
le peuple portugais, il est demeuré à la barre jusqu’au
bout, croyant en son devoir de guide. Il encourageait à
la patience, à la persévérance d’une
meilleure qualité de vie, d’une démocratisation
graduelle. Mais l’heure n’était plus dans l’attente
patiente que les événements évoluent tout
en garantissant les valeurs traditionnelles. A-t-il cherché
trop longtemps à concilier ce qui n’était
plus conciliable en ces années d’agitation : traditionalisme
et modernisme.
Le résultat concret de sa politique s’est avéré
insuffisant pour redresser l’économie et garantir
les libertés publiques. Ce qui a eu pour effet de mener
une grande partie de l’armée et le peuple à
la Révolution des œillets.
Pour expliquer l’échec de la politique du gouvernement
Caetano, Jaime Semprun a eu ce mot : « (…) incapable
de tout et même de durer, le régime Caetano s’est
suicidé par impuissance (…) » (Page 23).
A mon avis c’est un constat très dur à son
endroit. C’est un jugement sans nuance qui jette un regard
méprisant sur les capacités d’un homme à
gouverner ! Ne s’est-il pas plutôt retrouvé
entre l’arbre et l’écorce ? Entre un ancien
régime (grosse machine influente en mode « marche
arrière ») duquel il aurait dû se dissocier
et une nouvelle classe politique (en mode « marche accélérée
») qui poussait fort pour apporter des changements à
tout prix. En fin de compte, Caetano s’est retrouvé
dans la situation inconfortable de celui qui est au mauvais endroit
au mauvais moment… A.H. de Oliveira Marques nous relate
qu’il a reçu peu de soutien de la part du Président
de la République Americo Tomas, influencé par un
groupe « d’historiques » sous sa direction (p.542)
Si nous nous arrêtons devant cette affirmation, une question
nous traverse l’esprit : » Comment se fait-il que
Caetano ne recevait pas cet appui qui aurait pu être salutaire
pour le peuple ? »La réponse qui m’apparaît
la plus plausible est que Caetano cherchait à faire débloquer
certaines politiques qui auraient pu apporter un vent de fraîcheur
sur le Portugal mais cela ne correspondait pas à la vision
des politiciens en place. C’est pourquoi ils poussaient,
pour la première fois depuis toutes ces années de
régime répressif, le président de la République
a exercé les larges pouvoirs que lui conférait la
constitution dans le but de mettre des bâtons dans les roues
de la démocratie. Pour moi, cette attitude prouve que Caetano
avait bel et bien l’intention d’aller de l’avant
vers la démocratisation. Ce peu de soutien et le manque
d’appui de la part de la gauche, dû à la timidité
de sa politique d’ouverture, l’ont amené directement
vers le cul de sac. Il n’avait certes pas cherché
cette situation d’isolement mais il l’avait créée,
faute de dialogue. Pour sa défense Caetano avait reçu
en héritage un passé bien lourd à porter
! Ce ne devait pas être facile de se sentir coincé
entre la volonté de ne pas déplaire, à ceux
qui avaient tout à gagner à maintenir le statut
quo, et le désir de démocratisation, d’accession
à une plus grande liberté de la part d’un
peuple qui avait souffert d’isolement. Sa difficulté
à prendre position n’aurait-elle pas aidé
« la révolution des capitaines » à s’organiser,
à éclater ?
Quoiqu’il en soit, j’aime croire que Caetano aurait
pu être un bon chef. Il avait les qualités et les
compétences pour offrir au peuple portugais de meilleures
conditions de vie, une plus grande liberté et une politique
d’ouverture. Je déplore qu’encore aujourd’hui
son nom soit associé au fascisme, à l’autoritarisme,
à la colonisation et qu’on le qualifie d’imbécile
quand on sait que ses traités sur le Droit ont toujours
la cote, quand on connaît toute la rigueur intellectuelle
et morale dont il a toujours fait preuve. Lui rendra-t-on enfin
le mérite d’avoir tenté d’assouplir
une politique par trop rigide ? Des étudiants en ont bénéficié
et témoignent de leurs expériences quant à
la liberté de paroles ! Ils se sentaient libres de critiquer,
en face, ou de remettre en cause les décisions prises par
le Ministère de l’Education. Une première
! Qui se rappelle de la politique sur la condition sociale des
aînés leur accordant une allocation de supplément
d’aide propre à améliorer leur sort ?
Par ailleurs, il est tout simplement dommage qu’il n’ait
pas su saisir l’occasion pour démontrer sa bonne
foi politique ! Tout ce qui lui manquait peut-être c’est
l’idéalisme sans calcul qui animait Maia et ses compagnons
et qui leur a donné le courage d’aller de l’avant…jusqu’au
bout de leurs convictions. Une foi, teintée de naïveté
et de simplicité, qui pousse à accomplir, en toute
justice, ce qui doit être fait pour la cause…
BIBLIOGRAPHIE
CAETANO,Marcelo (1972).
Évolution sans révolution. Paris: Fayard,
Les Grandes Etudes Contemporaines.
DE OLIVEIRA MARQUES, A.H. (1998). Histoire du Portugal et
de son empire colonial. Paris: Karthala.
SEMPRUN, Jaime (1975). La guerre sociale au Portugal.
Paris: Champs Libres.
LÉONARD, Yves (1996). Salazarisme et fascisme.
Paris: Chandeigne.