Que se passe-t-il quand un cinéaste nous échappe,
tourne le dos dès ses premiers films à des idées
préconçues ? Comment dépasser l'étiquette
de radicalisme, de noirceur, de lenteur et de misère alourdissant
le travail de Pedro Costa ?
Sans vouloir ramer dans le sens contraire pour le plaisir d'une simple
préciosité dialectique, nous dirons de Pedro Costa qu'il
veut aussi exprimer la sensualité et la beauté sourde et
mystérieuse du monde, un monde à la fois d'une grande conscience
extérieure et d'un état intérieur voilé, ourdi,
nucléaire. Pedro Costa nous invite à une présence
absolue de l'image et du temps en une progressive transfiguration des
codes entendus. Deux grands enjeux composent cette présence : un
souci de simplicité et de puissance du plan travaillant la matérialité
radiante de l'image et du son, un regard d'une acuité perceptive
déracinant la réalité pour en atteindre les fondements
existentiels. Ces deux forces réunies décloisonnent les
frontières du réel et de l'imaginaire, du documentaire et
de la fiction et tiennent le lieu des images et des sons comme révélation
d'un autre monde. L'image est un vaste silence entendu.
Michel Chion parle du lieu du film non pas comme espace matériel
de l'écran et du tournage mais comme espace symbolique naissant,
émergeant, laissant poindre dans ce qui est intériorisé
et incorporé des sensations insoupçonnées du corps
et de son environnement, d'où l'impression d'un ailleurs.
Cet ailleurs, Pedro Costa nous y convoque dans son premier film O Sangue
: lieu de la famille à déconstruire, lieu du père,
du frère et du fils dont on a maille à définir la
place, (place narrative) et aussi d'une ambivalente paternité,
sans cesse relancée par le questionnement du jeune Nino : "
Que me cachez-vous ? ". Lieu aussi du cinéma portugais familial,
tradition qui peine à tuer sempiternellement le père tyran,
(O Pai Tirano de Lopes Ribeiro, 1941) et à décomposer le
théâtre de la famille et de la patrie (Brandos Costumes de
Alberto Seixas Santos, 1974).
Le deuxième film de Pedro Costa, Casa de lava, travaille des espaces
de plus en plus indistincts, brouillant les frontières d'un ici
et d'un ailleurs, entre Lisbonne et le Cabo Verde. Le Cabo Verde sera
le véritable lieu intérieur de Pedro Costa, lieu à
la fois apparemment inerte et dangereusement volcanique, plaque tournante
et tectonique de ses deux prochains films. La question ne sera plus uniquement
: Où habitent les personnages et les gens de ses films, mais qu'est-ce
qui les habite dans cette mystérieuse relation à l'autre,
à tout autre ? Ne soyons pas surpris de leurs airs égarés
tout occupés qu'ils sont à leurs rituels, à leur
espace intérieur quasi absent à ce monde (et non au monde).
Le cinéma de Pedro Costa est aussi un lieu de la voix à
la texture murmurée, suscitant tension et attention. Les corps
repliés en eux-mêmes se disent en douceur et en confidence
tout en ne sachant où déposer leur sensualité.
Les lieux de cinéma de Pedro Costa s'ouvrent contradictoirement
dans des univers de plus en plus fermés. De l'immensité
de l'île Fogo dans Casa de lava, nous nous retrouvons dans le quartier
très exclusif et quasi clandestin des immigrants et des toxicomanes
des Fontainhas dans Ossos, et dans ce même quartier, le film No
Quarto da Vanda se résume à la chambre de cette dernière
et quelques pans de mur de bâtiments en démolition. Cette
mise en abîme de chambres noires s'emboîtant d'un film à
l'autre en un étrange panoramique de l'oeuvre de Pedro Costa trouve
pour le moment son aboutissement sublime dans la salle de montage, voire
sur l'écran de la table de montage, du film Sicilia des Straub
et Huillet dans le documentaire Danièle Huillet, Jean-Marie Straub
cinéastes Où gît votre sourire enfoui?
L'oeuvre maîtresse de Pedro Costa demeure No Quarto da Vanda. Ce
film est une structure pensante et mouvante, un système travaillant
sous le mode de la série et de la répétition, série
de portraits, série de monologues, répétition des
gestes ordonnés de Nhurro, des fumeries et des toux compulsives
de Vanda, des mouvements désarticulés de Nando, série
aussi de natures mortes où l'on décadre corps, jambes et
visages pour fixer à jamais ces espaces de démolition, de
déconstruction.
Cette rétrospective a été préparée
grâce à la collaboration de l'ICAM Instituto do Cinema,
Audiovisual e Multimedia, de Contracosta Produções, du Consulat
général du Portugal et de la Caisse d'économie des
Portugais de Montréal.
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