Anne-Marie Santos
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Pessoa,
l’être de l’écriture ou le néant
de l’homme? |
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Pessoa,
l’être de l’écriture ou le néant
de l’homme?
Être
énigmatique, Fernando Pessoa est aujourd’hui considéré
comme une des grandes figures de la littérature portugaise
voire internationale. Il fut d’ailleurs le premier et seul
poète portugais à ce jour à intégrer
la célèbre Bibliothèque de la Pléiade,
groupe littéraire important fondé au 16e siècle
notamment par Joachim du Bellay et Pierre Ronsard. Imprégné
de la culture anglaise dès les premières années
de sa vie, il s’adonna très jeune à la poésie,
toutefois, il demeura longtemps inconnu du monde littéraire.
Fonctionnaire de profession officielle, il fut également
revuiste, traducteur et fondateur de la revue littéraire
Orpheu en 1915. Or, il consacra ses nuits à l’écriture,
sa passion vitale. Méconnu de son vivant, il a laissé
plus de 25 000 textes inédits dans une malle devenue fameuse,
et dont on n'a toujours pas vu le fond. Poète pluriel, il
vivait à travers son monde littéraire quasi anonyme
auquel se dessinait une certaine fiction. Je suis venu ici pour
n’attendre personne. Seulement pour voir les autres attendre
(1). Pour être tous les autres qui attendent. Pour être
l’attente de tous les autres. En effet, cette dernière
est propre a cet écrivain, non dans le sens première
du terme, mais bien dans un univers qui se déroule dans son
imagination. Le monde de Pessoa est unique, certains pourraient
même le qualifier de démesuré, perturbant même
perdu. Étrangement, le nom Pessoa signifie personne
traduit au français. Ce mot aux multiples interprétations
laisse songeur quant au nom de famille de l’écrivain.
On peut entendre ici tant la notion de foule au sens de plusieurs
personnes que personne en sa vision la plus réductrice,
soit le néant.
Et
ceci est crédible si relié à la vie de Pessoa
car l’ensemble de son œuvre protéiforme rend
grâce aux délices amers de l’introspection
. Oui, c'est moi, moi-même, résultante de l'universel,
Espèce d'accessoire ou de surnuméraire personnel,
Espèce d'accessoire ou de surnuméraire personnel,
Entours irréguliers de mon émotion sincère,
Je suis moi ici en moi, je suis moi. Tout ce que j'ai été,
tout ce que je n'ai pas été, tout cela je le suis.
Tout ce que j'ai voulu, tout ce que je n'ai pas voulu, tout cela
me forme. Tout ce que j'ai aimé ou cessé d'aimer
est en moi la même nostalgie (2). Étrangement,
ces paroles ne sont pas de Pessoa lui-même, mais bel et
bien d’un de ses principaux hétéronymes, Álvaro
de Campos, que l’on connaît comme un auteur prolixe
et tourmenté. Quoique écrivain, on lui attribue
la profession d’ingénieur mécanique. Il est
également le chantre du modernisme et du futurisme. Tout
autant connu comme l’une de ses signatures, le grand maître
de Pessoa, Alberto Caeiro. Il se dit inculte, païen, intéressé
par les choses telles qu'elles sont. Il fonde également
le sensationnalisme littéraire portugais. Il y a aussi
Ricardo Reis, médecin de profession; ses idées monarchistes
l'obligent à s'exiler au Brésil en 1919. Il est
évident, à le lire, qu'il a beaucoup aimé
et étudié les auteurs latins. Il s’agit étrangement
du seul hétéronyme de Pessoa qui n’a pas de
date de mort, ce qui laissa libre cours à José Saramago,
d’écrire un fameux livre intitulé L’année
de la mort de Ricardo Reis, ce qui traduit volontairement
une intention de plonger dans la dite fiction de Pessoa. Et finalement,
le dernier et non le moindre de ses quatre principaux hétéronymes,
Bernando Soares. Sans existence autre que littéraire, il
est l’auteur du Livre de l’intranquillité,
troublant journal d'un " naufrage du réel " qui
est néanmoins perçu comme la plus grande œuvre
de Pessoa en tant que tel. À vrai dire, le célèbre
poète, dans sa manière à tout le moins originale
de créer ses œuvres, son hétéronymie
s’enregistre à travers 72 protagonistes qui semblaient
tous avoir des personnalités et manières d’écrire
distinctes. L'ensemble de ces personnages ne forme personne
soit Pessoa lui-même, né à Lisbonne en 1888,
mort en 1935. Et pourtant, les mots venaient tous de la même
main artistique et ce même s’il se réserva
de toujours le démentir. Néanmoins, cette volonté
de création sous-entend-t-elle un mal de vivre ou simplement
une imagination monstre? Il l’écrit lui-même
à travers l’un de ses célèbres poèmes
intitulé simplement Ceci : On dit que je feins,
ou mens. Tout ce que j'écris. C'est faux. Tout simplement
je sens. Avec l'imagination. Je ne me sers pas du cœur (3).
Le
cas est problématique. Le lyrisme n’est plus avec
Pessoa, l’imaginaire le prend d’assaut avec génie,
l’anti-conformisme est alors de mise. Son œuvre multiforme
dépasse la simple fiction, elle comprend des écrits
théoriques et stylistiques se manifestant par un éternel
jeu d’opposition, d’où naît cette certaine
difficulté de percer le mystère de la démarche
psychologique de Pessoa. L’esthétique de ses écrits
provoque un renversement de toute la tradition portugaise entraînant
sûrement le déclin du lyrisme traditionnel qui, sous
l’emprise de la culture établie, est régi
par l’idéologie libérale du romantisme. Telle
était la volonté flagrante de Pessoa. Dans sa vocation
a priori moderne, il fait du lyrisme un style littéraire
accessible à tous en enrayant systématiquement la
tonalité subjective et clôturée de ses écrits.
Il fut révolutionnaire à son comble, à l’aversion
du régime politique corporatiste de Salazar, il déclina
un prix décerné par le Secrétariat d’État
à la Propagande nationale à la suite de la seule
publication de son vivant Message en 1934, un an avant
sa mort. Ce poème qui se veut à la base l’expression
d’un patriotisme universaliste fut le point tournant d’une
lourde décision qui se traduit par une protestation contre
la censure et s’en suit un refus total de publication au
sein de sa patrie, le Portugal. Mais au-delà de cela, il
refusa toujours à cette seule exception près d’être
l’auteur de ses propres écrits.
Le
8 mars 1914 fut cette journée où s’embrouilla
littéralement l’esprit de Pessoa, celle où
il eut la révélation de ces personnages si vivants
et palpables: je m’approchai d’une commode haute
et, prenant un papier, je commençai à écrire
debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’écrivis
trente et quelques poèmes d’affilée, dans
une sorte d’extase dont je ne parviendrais pas à
définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et
je n’en retrouverai jamais d’autre semblable. Je débutai
par un titre : Le Gardeur de troupeaux et ce qui suivit fut l’apparition
en moi de quelqu’un à qui je donnai aussitôt
le nom d’Alberto Caeiro. Pardonnez moi pour l’absurde
de la phrase : mon maître m’était apparu. Telle
fut ma sensation immédiate (4). Ainsi sa folie se
déclara-t-elle.
Toutefois,
il se réserva de proclamer qu’il le faisait pour
ne pas que son âme meure, pour la préserver des agressions
extérieures affligées et ironiquement, pour ne pas
sombrer dans cette folie dite maladive, s’en tenant ainsi
à la folie littéraire. Nonobstant, que dire d’un
être qui se refuse à être l’auteur de
ses propres œuvres? Il est à la fois tout et rien.
On lui connut une personnalité introvertie, timide, sans
battage public, sans toutefois découvrir en lui toute forme
de schizophrénie, maladie ou même folie au sens premier.
Celui qui eut la réputation d’être un homme
solitaire et triste pose beaucoup de problèmes à
ceux qui tentent de psychanalyser l’homme a travers l’œuvre.
Pessoa semble attribuer une certaine pensée à ce
sujet : À l´origine de mes hétéronymes,
il y a ce trait profond d´hystérie qui existe en
moi. ( ... ) Quoi qu´il en soit, l´origine mentale
de mes hétéronymes est dans ma tendance organique
et constante à la dépersonnalisation et à
la simulation (5) , écrit-il. S’il est possible
de qualifier sa méthode de dédoublement de personnalité,
il faut néanmoins dire que son imagination est onirique
et à l’étroit de la réalité.
Mais quelle est la cause d’un tel refus d’être
en tant que tel, de cette façon de se plonger dans une
sorte de néant existentiel? Certains diront que sa relation
intime avec le poète Sá-Carneiro (purement amicale
ou sait-on jamais amoureuse) le tourmenta après le suicide
très précoce de ce dernier et vint perturber son
âme. D’autres se plairont à dire que la grande
déception aux suites de la tentative de coup d’état
contre la revue à laquelle Pessoa était entièrement
dévouée mit fin à tout jamais à son
projet de fonder son mouvement intersectionniste, ce que Patrick
Amine, partisan contemporain de la Pléiade, définira
comme un mouvement paradoxal où la notion d’œuvre
littéraire unique y est comme difractée.
C’est dans cette vocation que l’hétéronymie
de Pessoa prend son sens : les voix de l´auteur se contaminent,
se greffent et s´entrechoquent finalement pour élaborer
un nouvel espace littéraire dans une dimension spatio-temporelle
ou cohabitent les extrêmes et les antagonismes (6).
Cette aspiration littéraire se tramait en son être,
fortement inspirée du cubisme, elle céda place à
des chef-d’œuvres qui sont aujourd’hui à
la source de l’enthousiasme des lecteurs de Pessoa.
Tant d’événements qui peuvent perturber un
homme et le plonger dans une profonde mélancolie incorrigible,
ou peut-être était-ce son entendement qui fut ainsi
naturellement véhiculé. Il demeure étrange
de voir à quel point un homme peut être tellement
tout dans l’immensité d’une œuvre grandiose
et tellement rien à l’intérieur d’un
être qui vécu plus souvent qu’autrement isolé.
C’est d’ailleurs la découverte de la dite fameuse
mallette qui nous appris qui il était réellement,
mais l’étrangeté de ce personnage nous laisse
croire qu’il reste encore maintes choses cachées
dans l’ombre. Or, lui n’était plus ; il n’était
plus personne sinon qu’un écrivain qui jouit d’une
renommée littéraire enviable qu’après
sa humble mort. Il se laissa tranquillement mourir à écrire
sa prétendue folie, la plume d’une main, le verre
d’absinthe de l’autre. Lorsqu’il fut retenu
à l’hôpital aux suites de problèmes
de santé, il écrit sur un bout de papier que l’on
lui avait donné : I know not what tomorrow will bring
(7) et à peine une dizaine de minute après, Pessoa
s’éteint à tout jamais. Encore une fois, il
nous laisse sur des traces mystiques, est-ce son éducation
anglaise qui fit en sorte que ses dernières paroles furent
écrites dans cette langue qui n’est pourtant pas
maternelle? Comme quoi le poète ne fait jamais rien comme
les autres. Les grandes figures de la littérature s’entendent,
Fernando Pessoa est sans aucun doute l’un des plus importants
écrivains modernes, mais certainement davantage à
portée universelle comme grand nom de la littérature
occidentale contemporaine. Cependant, il causa certes problème
à tous ceux qui parmi les psychanalystes, écrivains,
poètes et même lecteurs, tentent de saisir le sens
de l’ensemble de l’œuvre de Pessoa. Et que dirent
des biographes qui ne savent comment raconter une existence si
parallèle : Les poètes n’ont pas de biographie.
C’est leur œuvre qui est leur biographie. Pessoa, qui
douta toujours de la réalité de ce monde, accepterait
sans hésiter d’appartenir directement à ses
poèmes, en oubliant les incidents et les accidents de son
existence terrestre. Rien de surprenant dans sa vie – rien,
sauf ses poèmes. […] Son secret, en outre, est inscrit
dans son nom […]. Masque, personnage de fiction, personne
: Pessoa. Son histoire pourrait se résumer par le passage
entre l’irréalité de sa vie quotidienne et
la réalité de ses fictions (8) » Celui
qui vécu la majeure partie de sa vie à Lisbonne,
capitale du Portugal, réussi à faire connaître
les richesses littéraires d’un peuple qui, aujourd’hui,
demeure malheureusement assez méconnu en dehors de ses
frontières. Or, l’avenir semble prometteur, le décernement
d’un prix Nobel au célèbre écrivain
José Saramago en 1998 semble assez évocateur à
ce sujet. Et ceci a sa raison d’être, un pays si riche
en culture mérite tant à être découvert
; la preuve se ressent à travers sa féconde littérature.
(1) PESSOA, Fernando. Lisbonne. Éd.
10 | 18, Paris, 1995, p.14.
(2) CLUNY, Claude Michel.. Des voix sans personne
dans Magazine Littéraire, Paris, 2002.
(3)
LEMEUNE, Stéphane. Fernando Pessoa 1888-1935 dans
De tout, un peu…, [En ligne].
(4)http://www.geocities.com/Paris/LeftBank/5810/tabac.html,
(page visitée le 7 mars 2004) FRESSARD, Jacques. Instituto
Camoes, [En ligne].
(5) http://www.instituto-camoes.pt/escritores/pessoa/entreglorieux.htm,
(page visitée le 7 mars 2004) Idem.
(6) [...]
(7) FRESSARD, Jacques. Instituto
Camoes, [En ligne].
http://www.instituto-camoes.pt/escritores/pessoa/guerraversos.htm,
(page visitée le 21 mars 2004).
(8) PAZ, Octavio. Un inconnu de lui-même : Fernando Pessoa,
in La fleur saxifrage, Paris, Gallimard, 1984.
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