Pourquoi avoir choisi
un sujet portant sur l’Inquisition au Portugal? La lecture
passionnante du roman
La gesta del marrano
de Marcos Aguinis qui
raconte la fuite du Portugal au Nouveau Monde du médecin
marrane Francisco da Silva poursuivi par l’Inquisition m’a
donné l’envie d’en savoir plus sur cette période
de l’histoire portugaise.
L’Inquisition
était une juridiction spécialisée (un tribunal),
créée par l’Eglise catholique romaine et relevant
du droit canonique, chargée d’émettre un jugement
sur le caractère orthodoxe ou non (par rapport au dogme
religieux) des cas qui lui étaient soumis. L’inquisition
était une juridiction d’exception, établie
par suppléance pour représenter l’autorité
judiciaire du pape sur une région donnée, quand
le fonctionnement normal des tribunaux ecclésiastiques
s’avérait inadapté.
Peu
à peu, le système inquisitorial légitime
le recours à la torture et le lancement d’enquêtes
sous simple suspicion ou dénonciation: portes ouvertes
à tous les abus.
Le déroulement de l’Inquisition au Portugal ne peut
pas ressembler à celle d’Espagne de par les spécificités
du caractère, de l’âme portugaise dont le fonctionnement
est soumis aux lois des Brandos Costumes. En
effet, le Portugais se considère comme un peuple affable,
non belliqueux, habité par un tempérament calme
et pacifiste qui se laisse facilement prendre par la nostalgie.
Or, l’Inquisition telle qu’elle s’est déroulée
au Portugal s’oppose au mythe Brandos Costumes.
Le
Portuguese way of life se confond, dans les mots de ses critiques,
avec les “mœurs doux [ou moux]” (“brandos
costumes”). Cela doit être modéré, parce
que nous avons aussi été
capables de choses féroces: en tant de crises graves, il
faudra le dire…
Pendant les quatre siècles de son fonctionnement, nous
assistons par l’observation des comportements du peuple
et de ses dirigeants à une continuelle oscillation entre
l’accomplissement du mythe et son contraire. L’analyse
de ce paradoxe est le cœur de notre travail.
L’Inquisition au Portugal est mise en place de façon
plus tardive qu’en Espagne; une mystérieuse manifestation
juive pendant la Semaine Sainte, en 1478, aurait convaincu le
pape Sixte IV d’accorder aux Rois Catholiques le pouvoir
d’engager toute personne compétente, disposant
d’un pouvoir juridique total sur les hérétiques
et leurs complices. C’est de cette manière aussi
simple et peu ostentatoire que l’Inquisition espagnole entama
sa carrière sanguinaire (Roth, 1990). Le 30 mars 1492,
les souverains catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand
d’Aragon décrètent l’expulsion des juifs
de tous leurs territoires. Après des siècles de
Reconquête, l’Espagne réalise
enfin son unité nationale avec la prise de Grenade, ce
qui aux yeux de ses rois est la juste consécration du zèle
religieux. Désormais, les juifs sont considérés
comme des étrangers dont le soutien devient inutile puisque
les musulmans sont vaincus. Par ailleurs, leur appauvrissement
progressif rend leur départ moins préoccupant pour
les caisses de l’état. L’Espagne choisit donc
l’expulsion des juifs, une minorité ayant cédé
à la conversion.
Mais
qu’en est-il au Portugal ?
Chassés d’Espagne, les juifs s’éparpillent
aux quatre coins du bassin méditerranéen. Cependant
la majorité (environ
100 000) traverse la frontière avec le Portugal,
pays proche et où les juifs y sont en général
bien traités. Ils constituent avec les juifs portugais
le dixième de la population de ce pays. Le roi du Portugal,
Jean II, se montre bien disposé à l’égard
des nouveaux arrivants en lesquels il voit une source de revenus.
Il ne perd pas l’aubaine ! Les plus riches payent une taxe
leur permettant de s’installer définitivement sur
le territoire, les autres sont autorisés à demeurer
huit mois moyennant le paiement d’une somme moindre et contre
laquelle le roi s’engage à fournir un transport pour
la destination de leur choix. Le roi Jean II pourrait même
passer comme humaniste aux yeux de l’histoire en comparaison
avec ses voisins. Hélas, le traité est mal respecté
de la part de l’Etat, les juifs sont débarqués
n’importe où après avoir été
maltraités et ceux n’ayant pu réussir à
trouver un bateau dans les délais impartis sont vendus
comme esclaves. C’est ainsi que s’écrit une
page triste de l’histoire du Portugal : sept cents enfants
sont arrachés à leur famille et sont envoyés
à São Tomé, une île insalubre au large
de la côte africaine, pour la coloniser, et où la
majorité finit par mourir. Ainsi, la personnalité
du roi Jean II dénonce le mythe du « Brandos Costumes
», il cautionne les pires atrocités après
avoir fait preuve de compassion envers les réfugiés.
En 1495, le roi Manuel successeur de Jean II se montre plus clément
que son prédécesseur et pose le beau geste de rendre
la liberté aux juifs réduits à l’esclavage.
Mais cette souplesse est de courte durée car son mariage
avec la fille des Rois Catholiques est conditionné par
la purification du petit pays de ses juifs. Manuel est bien conscient
de l’enjeu : d’un côté l’expulsion
de cette communauté souvent instruite et aisée risque
d’affecter l’économie de son pays, d’un
autre côté l’héritier de son union avec
l’infante pourrait régner sur toute la péninsule.
Il fait son choix, le contrat de mariage est donc signé
le 30 novembre 1496 et le 5 décembre de la même année
un décret royal bannit les juifs qui ont dix mois pour
quitter le pays. Cependant, Manuel se rend bien compte que ce
décret va à l’encontre des intérêts
de son pays, preuve en est le rôle joué par les juifs
dans la vie économique, scientifique et culturelle du pays.
En
effet, le Portugal est alors engagé dans une énorme
entreprise qui nécessitait de l’argent et des savants
: la formation d’un grand empire colonial qui s’étendait
de l’Afrique Occidentale (Angola) à l’Indonésie.
Or l’expertise des juifs dans les sciences de la navigation,
n’était pas négligeable. Signalons le rôle
de la famille Negro dont les membres au XVème siècle
ont été astrologues et physiciens attachés
à la cour ; les frères Faleiro, capitaines et astrologues-astronomes
de renommée ; Jose Vizinho et Pedro Nunes dont les travaux
ont rendu possible la navigation astronomique dès la fin
du XVème siècle; les familles Reinel et Homem qui,
au XVIème siècle se sont distinguées dans
le domaine de la cartographie; de plus les armateurs qui financent
les expéditions, des ambassadeurs, des interprètes
contribuent eux aussi indirectement à l’expansion
maritime portugaise. A cela s’ajoutent les considérations
économiques : l’expulsion de tous les juifs signifiait
pour le Portugal la perte soudaine de la partie la plus importante
de sa classe moyenne.
N’oublions
pas aussi que les médecins de l’époque sont
d’origine juive et même plus particulièrement,
Rodrigo da Veiga médecin personnel du roi Manuel. Par conséquent,
le roi trouve l’idée géniale d’organiser
une campagne de conversion forcée de tous les juifs du
Portugal, invoquant le bien de l’Etat et des juifs eux-mêmes
qui ainsi sauvent leur âme. L’honneur est sauf vis-à-vis
de l’Espagne et la santé économique du pays
préservée. Manuel a su ménager « la
chèvre et le chou », il fait preuve, semblerait-il
de grande souplesse. Cependant, les moyens utilisés sont
radicaux, tous, peu importe leur âge, rang ou condition,
sont soumis au baptême, sont contraints d’accepter
la nouvelle foi; ils seront appelés les nouveaux chrétiens
(cristãos- novos) en opposition aux chrétiens de
souche ou vieux chrétiens. Le mythe des Brandos Costumes
est bien loin…
Cette conversion donne naissance en 1497 au marranisme portugais.
Plusieurs explications sont données sur l’utilisation
du terme marrane. Il pourrait provenir de l’hébreu
(apparence de l’œil), de l’arabe (hypocrite),
du castillan (marrano) ou portugais (marrão) qui signifie
porc. Cette dernière est l’explication la plus communément
acceptée et véhicule tout son lot d’injures
pour les juifs puisque, dans leur religion, cette viande est considérée
impure. Par ailleurs, cette insulte qui véhicule tant de
haine souligne une fois encore la contradiction d’un peuple
qui veut donner une image de tolérance mais qui n’agit
pas en conséquence. Les nouveaux chrétiens bénéficient
durant une quarantaine d’années d’une relative
tranquillité de 1497 à 1536, date de la mise en
place de l’Inquisition au Portugal. En effet, comprenant
que les convertis ne peuvent pas assimiler du jour au lendemain
une nouvelle religion, les autorités étatiques et
religieuses font preuve d’une relative clémence dont
les marranes profiteront pour tenter de continuer de pratiquer
le judaïsme dans la clandestinité : malgré
un appauvrissement constant de la doctrine et de la pratique,
les principes juifs fondamentaux conservaient leur importance.
(Roth, 153). Cette nouvelle forme de religion qui exclut
entre autres pour des raisons évidentes toute manifestation
extérieure du judaïsme s’appelle le crypto-judaïsme.
Par ailleurs, pendant ces années de répit, les nouveaux-chrétiens
accèdent aux situations les plus lucratives. Néanmoins,
cette paix n’est que relative. En effet, à Lisbonne
en 1506, le peuple portugais se soulève et massacre les
nouveaux chrétiens : …Des femmes et des enfants
étaient précipités par les fenêtres,
attrapés sur la pointe d’une lance par la foule amassée
au-dessous, puis les enfants projetés en l’air. Le
nombre de nouveaux chrétiens massacrés est estimé
entre 2000 et 4000 . C’est avec l’arrivée
de Jean III sur le trône (1521-1557) que commence un long
processus qui aboutit à l’instauration de l’Inquisition.
Les nouveaux chrétiens mettent tout en œuvre pour
empêcher l’implantation de cette dernière en
utilisant des moyens de pression diplomatiques et financiers.
Jean III, successeur de Manuel, épouse la petite fille
de Ferdinand et Isabelle de Castille, qui pratique le zèle
religieux et pour laquelle l’instauration de l’Inquisition
va de soi. Par ailleurs, le tremblement de terre de Lisbonne en
1531 est considéré comme une manifestation de la
colère divine contre les marranes. Jean III demande au
pape l’autorisation d’établir l’Inquisition,
permission qu’il obtient en 1531 et nomme son confesseur
comme inquisiteur général. Pendant ce temps, les
nouveaux chrétiens interviennent, versent des pots de vin
et l’autorisation est suspendue avec l’émission
par le pape de la bulle du pardon en 1533. Mais Charles Quint,
empereur d’Espagne, renverse la décision après
sa victoire contre les infidèles à Tunis et demande
l’établissement d’une Inquisition au Portugal
sur le modèle espagnol. Il obtient gain de cause en 1536.
Les marranes interviennent une nouvelle fois financièrement.
Ils bénéficient d’une certaine indulgence
et durant trois ans leurs biens ne peuvent pas être confisqués.
Mais des dénonciations et des manifestations anti-chrétiennes
mettent fin à ce sursis. Le 20 septembre 1540 a lieu le
premier acte de foi (autodafé) officiel à Lisbonne,
premier d’une horrible série. Des tribunaux sont
installés à Lisbonne, Coimbra et Évora. Mais
les activités des tribunaux sont interrompues en 1544 suite
à des preuves évidentes de corruption dans le but
d’épargner les accusés puis elles reprennent
en 1547, libres et sans entraves, et le pouvoir de confiscation
qui était encore entre les mains du pape est concédé
aux tribunaux en 1579. Après cette saga, nous entrons dans
« l’âge d’or » de l’Inquisition
portugaise dont les premiers signes de déclin se notent
à partir du milieu du XVIIème siècle. C’est
durant l’unification des deux pays, l’Espagne et le
Portugal, entre 1580 et 1640 que l’Inquisition commet le
plus d’atrocités. En effet, le nouveau dirigeant
venu d’Espagne, l’Archiduc Albert d’Autriche,
applique le modèle espagnol dans lequel la dénonciation
et la délation font acte de foi. Par conséquent,
et à cause de l’appauvrissement du Portugal suite
à l’occupation espagnole, les marranes portugais
fuient en Espagne, pays où ils sont moins connus. Dans
de nombreux quartiers de Séville et Madrid, on n’entendait
plus parler que le Portugais; ce qui en soi était déjà
un facteur de suspicion. (Roth, p. 80)
Dans le même temps, une grande vague d’émigration
marrane a lieu vers le Brésil, colonie portugaise, certains
y vont spontanément, d’autres y ont été
forcés. Ils contribuent à son essor économique.
Il semble que le sucre de canne ait été introduit
au Brésil par des marranes portugais de l’île
de Madère. Ils contrôlent certains secteurs du commerce.
Presque tous les médecins de Bahia étaient des nouveaux
chrétiens. (idem, p. 221). La colonie se développe
et en 1579 l’évêque de Salvador reçoit
de la mère patrie les pouvoirs inquisitoriaux. C’est
ainsi qu’une nouvelle fois, les commerçants déjà
chassés de Porto en 1618 se voient confisqués leurs
biens. Face à cette recrudescence inquisitoriale, c’est
la fuite des marranes vers les colonies espagnoles du Chili ou
du Pérou où du reste l’inquisition continue
à les poursuivre. Pendant la deuxième moitié
du XVII ème siècle, les marranes soutiennent les
Hollandais dans leur tentative de conquête de Bahia et Recife.
De nombreux marranes ont émigré en Hollande et comprennent
vite les avantages économiques qu’ils peuvent tirer
des marranes locaux. Par ailleurs, sous l’occupation hollandaise,
des synagogues sont librement érigées et on assiste
à la reprise du culte, on ne parle plus de marranes mais
de juifs. Ces derniers fuiront le Brésil lors de la reconquête
par les Portugais de Bahia et Recife et iront peupler les régions
non soumises à l’intolérance portugaise ou
espagnole comme la Barbade ou la Jamaïque. Ils formeront
des petites colonies de réfugiés.
Ainsi,
l’Inquisition au Portugal diffère de celle qui sévit
en Espagne. En effet, le sort de la communauté juive portugaise
est entre les mains de gouvernants qui lui sont soit favorables
soit défavorables selon l’importance accordée
aux critères économiques ou politiques. La vague
d’émigration dans toute l’Europe a fait que
le terme de Portugais est presque synonyme de «juif
». En 1751, le marquis
de Pombal lors de son accession au pouvoir interdit
tout autodafé qui ne recevrait pas l’autorisation
du gouvernement civil. Il veut faire du Portugal un état
moderne qui tourne le dos au Moyen- Age.
Ainsi, cet épisode de l’histoire portugaise dément
que le peuple portugais répond à cette image positive
qu’il se fait de lui-même et qu’il veut donner
au monde comme un peuple des brandos costumes. Le mot
«conversion » cache tant d’atrocités.
BIBLIOGRAPHIE
FERREIRA
DA CUNHA, Paulo. La
Culture Portugaise et la France Littéraire. In http://www.hottopos.com/videtur19/pfcunha.htm
(page
consultée le 16 novembre 2006)
ROTH, Cecil, Histoire
des Marranes, ED: Liana Levi, 1990, Paris.
SILVA da, Aldina, Les
juifs portugais, ED: Médiaspaul, 1996,
Paris.
SILVA da, Aldina, La mémoire au féminin,
ED: Les Editions Images, 1996, Montréal.