La saudade: un vague à l'âme
par
Régis Béniey


L'histoire entière du peuple portugais est une aventure. Peuple marin, voyageur, séparé de lui-même par les eaux de la mer et du temps; ce destin d'errance a donné à cette nostalgie, tout un poids de tristesse et d'amertume que la saudade évoque pour tous les portugais.

Mais pourquoi tout un peuple se reconnaît avec une délectation complaisante dans l'onde de cette mélancolie tristement heureuse qu'il nomme saudade? Qu'est ce donc que ce labyrinthe des temps passé dans lequel se délecte tant tout un peuple en y tentant de saisir le vivant et mort du bonheur passé
? s'interroge Eduardo Lourenço.
Le Portugal est la terre du sentiment paradoxal, le peuple y demeurant y a adopté pour trait typique de son existence le Rêve comme seconde vie. Pour comprendre le peuple portugais il faut remonter loin, non pas dans l'histoire du Portugal mais dans ce qui a constitué le peuple portugais: un magma qui se déplaça maintes fois à travers le globe, s'établissant en diverses sortes de comptoirs et de colonies.

Le Portugal s'il n'est plus une puissance sur mer, garde une mémoire vive de son histoire, surtout passée, et ne cesse au jour d'aujourd'hui d'y voguer. De cette situation initiale peut provenir les premiers instants de la Saudade dans le sens où il nous est présenté aujourd'hui, sorte de joie dans la tristesse. Ce sentiment est ainsi partagé par différents groupes sociaux au Portugal ou d'origine portugaise à l'étranger. Entre familles éclatées, entre amants séparés, entre amis éloignés, entre parents et enfants dispersés, la saudade habite ainsi toutes les classes sociales, tous les lieux et places où les portugais avaient élu domicile.

Le peuple portugais, à l'aise partout dans le monde comme s'il était chez lui, en fait ne connaît pas vraiment de frontières car il n'a pas d'extérieur. Comme s'il était à lui seul une île monde où, il attendait un retour éternellement différé en rêvant continuellement à sa vie antérieure.

Ainsi ce retournement propre à la mélancolie, à la nostalgie et à la saudade donne un sens au passé vers lequel se tourne le peuple portugais. La mélancolie se réfère au passé comme définitivement passé, et à ce titre, elle est la première et la plus pure expression de la temporalité. La nostalgie du peuple portugais, quant à elle est le rappel d'un passé déterminé, d'un lieu, d'un moment, d'un objet de désir hors de portée mais encore réel ou imaginairement récupérable.

Mais contrairement à ce qui est raconté dans la légende, le peuple portugais n'est pas un peuple tragique. Il est en deçà et au-delà de la tragédie, sa façon de se retourner vers le passé n'est ni nostalgique, ni moins encore mélancolique. Elle est simplement saudosa, enracinée avec une telle intensité, que le retour vers le passé est d'avantage de l'ordre du rêve que de celui du réel. C'est une véritable mélancolie heureuse, pouvant être traduite avec une fulgurance inouïe par les vers de Fernando Pessoa:


Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.


Le paradoxe de la saudade se situe dans l'essence même de la mélancolie portugaise, on la désignerait comme une longue maladie qui se déroule dans les mystères de l'esprit de chacun. Un engourdissement plus que nébuleux saisissant chaque pensée séparément et où chacun va chercher ses souvenirs les plus navrants, les coups les plus terribles que le destin n'a jamais donné. Là où l'invraisemblance boursoufle et dissout l'aspect pathologique de ce sentiment c'est que jamais en ce qui concerne le bien-être personnel notamment au niveau du soi, l'individu ne s'y est aussi bien senti. L'être y voit plutôt un regain d'énergies et de forces; en la saudade l'homme portugais semble se délecter et laisser voguer son imagination. La meilleure définition que nous pouvons donner à la saudade demeure celle du Vague à l'Âme. On y ressent le lâchage constant d'un petit peuple de marins qui a eu plus de courage que d'autres de prendre la mer, de naviguer sur l'océan de ses souvenirs, de plonger dans l'onde de son oubli et de respirer le parfum des rappels lointain que charrie l'écume blanche de grises réminiscences.

Le Portugal, ce navire aux milles odyssées, et son équipage ne cesse de flotter entre ces deux eaux, sans se soucier d'un possible chavirement, ou du choc avec un pernicieux écueil oublié. Quel est donc ce plaisir qui pousse tout un peuple aux bords de ces gouffres béants dans lesquels plus d'un peuple n'ose jeter un semblant de regard? Selon Eduardo Lourenço les Portugais sont tellement habités par le sentiment de la saudade qu'ils ont renoncé à la définir.

Joyeux dans ses tristesses le peuple portugais arrive peut être mieux à aborder les défis constants auxquels il doit et a du faire face des siècles durant, on peut dire qu'il n'y a pas meilleur remède contre l'éloignement présent que s'en éloigner plus encore pour échouer sur les rivages de son passé. C'est sûrement à cela que tient plus qu'autrui le peuple portugais, son histoire bien sur, mais surtout à ses mythes, ses mythes fondateurs, ses joies passées, ses succès et ses exploits d'avant.

Ainsi avant d'être pensée, la saudade a été chantée. Avant de devenir le mythe, la saudade ne fut autre chose que l'expression d'un trop plein d'amour envers tout ce qui mérite d'être aimé : l'ami absent, l'écrin des amours, la nature, la mer…et la maudite morue salée.

Pour conclure on peut dire que ce retournement propre à la mélancolie, à la nostalgie et à la saudade donne un sens à l'avant vers lequel se tourne continuellement le peuple portugais. Pourquoi est-ce que l’unique chose réelle dans tout cela ce ne serait pas le marin, et nous, et tout ce qui est ici, seulement un de ses rêves ?(Pessoa, 1999,p.55)

Références

LOURENÇO, Eduardo (1998). Mythologie de la saudade. Paris: Chandeigne.

PESSOA, Fernando (1999). Marin. Paris: Ibériques.