Est-ce que Camoens a lu le récit
attribué à de Álvaro Velho?

par

Jean-Philippe Juneau


Lorsque jai commence la lecture de Os Lusiadas, je ne savais pas exactement a quoi m’attendre si ce n’est qu’il s’agissait de recits de voyages. Il en est bien sur beaucoup plus que ça! Je dois également avouer que si je n’avais pas auparavant lu le recit du premier voyage aux Indes que la comprehension de la plupart des passages auraient été plus compliquée. C’est d’ailleurs ce qui m’a amené à penser que cette œuvre, plus qu’un poème était aussi une description de l’expérience des navigateurs. Une analyse profonde de l’état d’esprit des hommes qui partaient pendant des années à la découverte de choses qu’ils ne sont même pas sûrs de decouvrir! C’est la vie du voyage qui est présentée ici avec sa spiritualité, ses rêves et ses défauts. Mais ce qu’il en ressort le plus c’est cet attachement au réel. En effet Camoens se base sur des faits bien réels et suis l’évolution de l’Histoire avec précision. C’est la réalité qui se transforme en mythologie et pas le contraire. Les Dieux qui sont aussi protagonistes du poème ne sont pas le centre de l’histoire mais ils jouent un role important car le destin des navigateurs est intimement lié au leur. Ils mettent aussi en évidence ce qui était à l’époque, la vision qu’avaient les navigateurs du monde des Dieux. Mais ce qui est important avant tout
c’est l’importance accordée au réel. C’est ce thème que nous allons aborder dans cet article. Nous allons nous pencher plus précisement sur l’arrivée de Vasco de Gama aux Indes et sur le texte accordé à Álvaro Velho sur ce voyage. Camoens aurait-il lu ce récit pendant qu’il écrivait les Lusiades? C’est une question intéressante car de nombreux éléments de récits sont semblables dans les deux œuvres. Penchons nous sur la rencontre de De Gama avec le Samorin de Calicut. Le récit d’Álvaro Velho mentionne que le Samorin avait été mis en garde par les commerçants, qu’il devrait se méfier des Portugais. De même son récit mentionne que le facteur du Samorin avait refusé les cadeaux de De Gama. Camoens reprend ce passage mais insiste bien d’avantage sur le dialogue entre les deux hommes. Il semblerait que sur base de ce qui est écrit dans le récit de Velho Camoes ait « réinventé » leur dialogue. Le Chant VIII entre les strophes 60 et 75 relate ce long dialogue durant lequel le Samorin doute de la légitimité du navigateur, allant jusque lui demander de confesser qu’il était un voyageur errant qui ne venait pas a lui suivant les ordres du Roi du Portugal. Dans le récit «officiel» du voyage Velho relate ce passage comme suit: «Le roi lui demanda alors ce qu’il venait découvrir: Etait-ce des pierres ou bien des hommes? Si comme il le disait, il était venu pour découvrir des hommes, pourquoi ne lui apportait-il rien?». Ce passage illustre bien
la méfiance du Samorin face au «Capitaine major». Peut-être que Camoens a réellement décidé de réécrire leur entretient tout en faisant ressortir ce brin de méfiance qui n’est mentionné que sur trois lignes dans le récit officiel. Par contre Camoens ne mentionne pas la fameuse lettre du Roi Manuel alors qu’elle est très importante dans le récit du voyage. C’est peut être parce qu’il présente Gama comme véritable ambassadeur du Portugal et que ce qu’il dit au Samorin représente bien ce que devait contenir cette lettre provenant du Roi. Toutefois ce lapsus est toutafais justifié dans la mesure ou Camoens ne connaissait sûrement le contenu de cette lettre mais devait bien s’en douter! D’où ce long dialogue (qui n’est en fait que deux longues tirades) qui reflète ce que cette lettre contenait probablement.

Par contre Velho mentionne à de nombreuses reprises que les commerçants hauts placés dans cette société (Camoens les appellent Catuals) essayaient de saboter leur mission : «Le Roi lui dit alors de lui donner la lettre qu’il avait apportée. Le capitaine répondit que comme les Maures lui voulaient du mal et travestiraient ses paroles il le priait vivement de faire appeler un chrétien qui sût l’arabe des Maures. Le Roi lui donna son accord, (…) ». Camoens reprend également ce passage mais fait une interprétation ou plutôt il lit entre les lignes. En effet dans le Chant VIII a la strophe 76 il écrit comme suit : «Le Roi observait avec quelle assurance Gama étayait ses dires. Il prend sûre confiance en lui, croit ferment tous ses propos. Il pèse le nombre de ses propos, en apprécie hautement l’autorité; il se prend peu à peu à juger pour abusés les Catuals corrompus, qu’il juge ainsi faussement ». Ce passage m’apparaît clairement comme une interprétation du récit d’Alvaro Velho. Camoes ne savait certainement pas ce que pensait le Samorin a ce moment là mais le récit donne des indices sur ce qu’il pouvait peut-être penser et Camoens en a sûrement profité pour y mettre du sien. Ainsi il transforme encore la réalité en mythologie tout en restant en phase avec le réel.

Un autre passage qui a particulièrement retenu mon attention est le départ de Gama du palais pour rejoindre sa flotte. S’en suive une série d’épisodes en compagnie du Catual qui fait tout sauf les aider. Camoens mentionne que Gama a compris qu’ils se faisaient jouer un tour et que le Samorin savit très bien ce que Catual n’allait pas les aider : «Quand ils sont déjà loin, le Catual lui promet une embarcation capable d’assurer son retour: Mais ne vaudrait-il pas mieux différer le départ jusqu’au lever de la prochaine aurore? En le voyant ainsi temporiser Gama comprenait que le Gentil partageait la vile et barbare malveillance des Maures (ce que jusqu’alors il n’avait pas compris de lui)». Il est curieux de constater que le récit de Velho mentionne plutôt que Gama avait vu en ce geste une bonne action et que ces gens lui semblaient honnêtes. Même lorsqu’il retourne voir le Samorin quelques jours après il lui demande des explications et ne mentionne rien qui laisse penser que Gama comprenait les tours que le Samorin lui a joué. Camoens ne voulait certainement pas écrire que Gama avait fait une erreur de jugement et qu’ils s’étaient tout simplement fait avoir comme les autres.

Un dernier passage duquel je voudrais parler est celui du débarquement des premières marchandises sur sol indien. Le récit de Velho mentionne que deux hommes restent a terre pour vendre les marchandises, mais ne mentionne pas leurs noms. Camoens leur donne par contre un nom: Alvaro et Diogo. Le récit de Velho mentionne souvent les actions de Diogo Dias tout au long du voyage mais ne parle jamais d’un Alvaro. Camoens aurait-il volontairement mit le prénom de Velho à cet endroit pour faire référence à son récit? En guise de remerciement peut-être. La réponse n’est pas évidente mais il faut souligner que toute la deuxième partie du Chant VIII et la première partie du Chant IX suivent «à la lettre» le récit d’Álvaro Velho; et ce à un point tel qu’il semble presque évident que Camoens l’avait lu avant l’écriture des Lusiades ou plutôt qu’il l’avait a ses cotés pendant qu’il écrivait.

Si je devais donner mon opinion je dirais que Camoes était très conscient de l’existence du récit d’Álvaro Velho et dirais même qu’il le transportait avec lui durant ses voyages avec ses anthologies du savoir classique… Il me semble indéniable que Camoens l’eût consulté tout au long de son propre voyage aux Indes et qu’il s’en soit servi comme un ouvrage de référence.


Bibliographie

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Bréchon, Robert . Les Lusiades de Camões, le mythe fondateur du Portugal. In Clio [En ligne]. Février 2003. http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/Les_Lusiades_de_Camoes_le_mythe_fondateur_du_Portugal.asp. (Page consultée le 18 décembre 2004)

Bellec, François. Descobrimentos: le Portugal ouvre la mer à l'Occident. In Saveurs du monde [En ligne]. http://www.saveurs.sympatico.ca/portugal/az-ocean/descobri.htm (Page consultée le 18 décembre 2004).