Corinne Langlois


AUTO DE FE EM LISBOA de Bernard Picart
(1673-1733)


 

 


Marquis du Pombal


Histoire des marranes de Cecil Roth

 

Les juifs portugais de Aldina da Silva


L’Inquisition au Portugal
Une démystification des Brandos Costumes

Pourquoi avoir choisi un sujet portant sur l’Inquisition au Portugal? La lecture passionnante du roman La gesta del marrano de Marcos Aguinis qui raconte la fuite du Portugal au Nouveau Monde du médecin marrane Francisco da Silva poursuivi par l’Inquisition m’a donné l’envie d’en savoir plus sur cette période de l’histoire portugaise.

L’Inquisition était une juridiction spécialisée (un tribunal), créée par l’Eglise catholique romaine et relevant du droit canonique, chargée d’émettre un jugement sur le caractère orthodoxe ou non (par rapport au dogme religieux) des cas qui lui étaient soumis. L’inquisition était une juridiction d’exception, établie par suppléance pour représenter l’autorité judiciaire du pape sur une région donnée, quand le fonctionnement normal des tribunaux ecclésiastiques s’avérait inadapté.

Peu à peu, le système inquisitorial légitime le recours à la torture et le lancement d’enquêtes sous simple suspicion ou dénonciation: portes ouvertes à tous les abus.

Le déroulement de l’Inquisition au Portugal ne peut pas ressembler à celle d’Espagne de par les spécificités du caractère, de l’âme portugaise dont le fonctionnement est soumis aux lois des Brandos Costumes. En effet, le Portugais se considère comme un peuple affable, non belliqueux, habité par un tempérament calme et pacifiste qui se laisse facilement prendre par la nostalgie. Or, l’Inquisition telle qu’elle s’est déroulée au Portugal s’oppose au mythe Brandos Costumes. Le Portuguese way of life se confond, dans les mots de ses critiques, avec les “mœurs doux [ou moux]” (“brandos costumes”). Cela doit être modéré, parce que nous avons aussi été capables de choses féroces: en tant de crises graves, il faudra le dire…

Pendant les quatre siècles de son fonctionnement, nous assistons par l’observation des comportements du peuple et de ses dirigeants à une continuelle oscillation entre l’accomplissement du mythe et son contraire. L’analyse de ce paradoxe est le cœur de notre travail.

L’Inquisition au Portugal est mise en place de façon plus tardive qu’en Espagne; une mystérieuse manifestation juive pendant la Semaine Sainte, en 1478, aurait convaincu le pape Sixte IV d’accorder aux Rois Catholiques le pouvoir d’engager toute personne compétente, disposant d’un pouvoir juridique total sur les hérétiques et leurs complices. C’est de cette manière aussi simple et peu ostentatoire que l’Inquisition espagnole entama sa carrière sanguinaire (Roth, 1990). Le 30 mars 1492, les souverains catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon décrètent l’expulsion des juifs de tous leurs territoires. Après des siècles de Reconquête, l’Espagne réa
lise enfin son unité nationale avec la prise de Grenade, ce qui aux yeux de ses rois est la juste consécration du zèle religieux. Désormais, les juifs sont considérés comme des étrangers dont le soutien devient inutile puisque les musulmans sont vaincus. Par ailleurs, leur appauvrissement progressif rend leur départ moins préoccupant pour les caisses de l’état. L’Espagne choisit donc l’expulsion des juifs, une minorité ayant cédé à la conversion.


M
ais qu’en est-il au Portugal ?

Chassés d’Espagne, les juifs s’éparpillent aux quatre coins du bassin méditerranéen. Cependant la majorité (environ 100 000) traverse la frontière avec le Portugal, pays proche et où les juifs y sont en général bien traités. Ils constituent avec les juifs portugais le dixième de la population de ce pays. Le roi du Portugal, Jean II, se montre bien disposé à l’égard des nouveaux arrivants en lesquels il voit une source de revenus. Il ne perd pas l’aubaine ! Les plus riches payent une taxe leur permettant de s’installer définitivement sur le territoire, les autres sont autorisés à demeurer huit mois moyennant le paiement d’une somme moindre et contre laquelle le roi s’engage à fournir un transport pour la destination de leur choix. Le roi Jean II pourrait même passer comme humaniste aux yeux de l’histoire en comparaison avec ses voisins. Hélas, le traité est mal respecté de la part de l’Etat, les juifs sont débarqués n’importe où après avoir été maltraités et ceux n’ayant pu réussir à trouver un bateau dans les délais impartis sont vendus comme esclaves. C’est ainsi que s’écrit une page triste de l’histoire du Portugal : sept cents enfants sont arrachés à leur famille et sont envoyés à São Tomé, une île insalubre au large de la côte africaine, pour la coloniser, et où la majorité finit par mourir. Ainsi, la personnalité du roi Jean II dénonce le mythe du « Brandos Costumes », il cautionne les pires atrocités après avoir fait preuve de compassion envers les réfugiés. En 1495, le roi Manuel successeur de Jean II se montre plus clément que son prédécesseur et pose le beau geste de rendre la liberté aux juifs réduits à l’esclavage. Mais cette souplesse est de courte durée car son mariage avec la fille des Rois Catholiques est conditionné par la purification du petit pays de ses juifs. Manuel est bien conscient de l’enjeu : d’un côté l’expulsion de cette communauté souvent instruite et aisée risque d’affecter l’économie de son pays, d’un autre côté l’héritier de son union avec l’infante pourrait régner sur toute la péninsule. Il fait son choix, le contrat de mariage est donc signé le 30 novembre 1496 et le 5 décembre de la même année un décret royal bannit les juifs qui ont dix mois pour quitter le pays. Cependant, Manuel se rend bien compte que ce décret va à l’encontre des intérêts de son pays, preuve en est le rôle joué par les juifs dans la vie économique, scientifique et culturelle du pays.

En effet, le Portugal est alors engagé dans une énorme entreprise qui nécessitait de l’argent et des savants : la formation d’un grand empire colonial qui s’étendait de l’Afrique Occidentale (Angola) à l’Indonésie. Or l’expertise des juifs dans les sciences de la navigation, n’était pas négligeable. Signalons le rôle de la famille Negro dont les membres au XVème siècle ont été astrologues et physiciens attachés à la cour ; les frères Faleiro, capitaines et astrologues-astronomes de renommée ; Jose Vizinho et Pedro Nunes dont les travaux ont rendu possible la navigation astronomique dès la fin du XVème siècle; les familles Reinel et Homem qui, au XVIème siècle se sont distinguées dans le domaine de la cartographie; de plus les armateurs qui financent les expéditions, des ambassadeurs, des interprètes contribuent eux aussi indirectement à l’expansion maritime portugaise. A cela s’ajoutent les considérations économiques : l’expulsion de tous les juifs signifiait pour le Portugal la perte soudaine de la partie la plus importante de sa classe moyenne.

N’oublions pas aussi que les médecins de l’époque sont d’origine juive et même plus particulièrement, Rodrigo da Veiga médecin personnel du roi Manuel. Par conséquent, le roi trouve l’idée géniale d’organiser une campagne de conversion forcée de tous les juifs du Portugal, invoquant le bien de l’Etat et des juifs eux-mêmes qui ainsi sauvent leur âme. L’honneur est sauf vis-à-vis de l’Espagne et la santé économique du pays préservée. Manuel a su ménager « la chèvre et le chou », il fait preuve, semblerait-il de grande souplesse. Cependant, les moyens utilisés sont radicaux, tous, peu importe leur âge, rang ou condition, sont soumis au baptême, sont contraints d’accepter la nouvelle foi; ils seront appelés les nouveaux chrétiens (cristãos- novos) en opposition aux chrétiens de souche ou vieux chrétiens. Le mythe des Brandos Costumes est bien loin…

Cette conversion donne naissance en 1497 au marranisme portugais. Plusieurs explications sont données sur l’utilisation du terme marrane. Il pourrait provenir de l’hébreu (apparence de l’œil), de l’arabe (hypocrite), du castillan (marrano) ou portugais (marrão) qui signifie porc. Cette dernière est l’explication la plus communément acceptée et véhicule tout son lot d’injures pour les juifs puisque, dans leur religion, cette viande est considérée impure. Par ailleurs, cette insulte qui véhicule tant de haine souligne une fois encore la contradiction d’un peuple qui veut donner une image de tolérance mais qui n’agit pas en conséquence. Les nouveaux chrétiens bénéficient durant une quarantaine d’années d’une relative tranquillité de 1497 à 1536, date de la mise en place de l’Inquisition au Portugal. En effet, comprenant que les convertis ne peuvent pas assimiler du jour au lendemain une nouvelle religion, les autorités étatiques et religieuses font preuve d’une relative clémence dont les marranes profiteront pour tenter de continuer de pratiquer le judaïsme dans la clandestinité : malgré un appauvrissement constant de la doctrine et de la pratique, les principes juifs fondamentaux conservaient leur importance. (Roth, 153). Cette nouvelle forme de religion qui exclut entre autres pour des raisons évidentes toute manifestation extérieure du judaïsme s’appelle le crypto-judaïsme. Par ailleurs, pendant ces années de répit, les nouveaux-chrétiens accèdent aux situations les plus lucratives. Néanmoins, cette paix n’est que relative. En effet, à Lisbonne en 1506, le peuple portugais se soulève et massacre les nouveaux chrétiens : …Des femmes et des enfants étaient précipités par les fenêtres, attrapés sur la pointe d’une lance par la foule amassée au-dessous, puis les enfants projetés en l’air. Le nombre de nouveaux chrétiens massacrés est estimé entre 2000 et 4000 . C’est avec l’arrivée de Jean III sur le trône (1521-1557) que commence un long processus qui aboutit à l’instauration de l’Inquisition. Les nouveaux chrétiens mettent tout en œuvre pour empêcher l’implantation de cette dernière en utilisant des moyens de pression diplomatiques et financiers. Jean III, successeur de Manuel, épouse la petite fille de Ferdinand et Isabelle de Castille, qui pratique le zèle religieux et pour laquelle l’instauration de l’Inquisition va de soi. Par ailleurs, le tremblement de terre de Lisbonne en 1531 est considéré comme une manifestation de la colère divine contre les marranes. Jean III demande au pape l’autorisation d’établir l’Inquisition, permission qu’il obtient en 1531 et nomme son confesseur comme inquisiteur général. Pendant ce temps, les nouveaux chrétiens interviennent, versent des pots de vin et l’autorisation est suspendue avec l’émission par le pape de la bulle du pardon en 1533. Mais Charles Quint, empereur d’Espagne, renverse la décision après sa victoire contre les infidèles à Tunis et demande l’établissement d’une Inquisition au Portugal sur le modèle espagnol. Il obtient gain de cause en 1536. Les marranes interviennent une nouvelle fois financièrement. Ils bénéficient d’une certaine indulgence et durant trois ans leurs biens ne peuvent pas être confisqués. Mais des dénonciations et des manifestations anti-chrétiennes mettent fin à ce sursis. Le 20 septembre 1540 a lieu le premier acte de foi (autodafé) officiel à Lisbonne, premier d’une horrible série. Des tribunaux sont installés à Lisbonne, Coimbra et Évora. Mais les activités des tribunaux sont interrompues en 1544 suite à des preuves évidentes de corruption dans le but d’épargner les accusés puis elles reprennent en 1547, libres et sans entraves, et le pouvoir de confiscation qui était encore entre les mains du pape est concédé aux tribunaux en 1579. Après cette saga, nous entrons dans « l’âge d’or » de l’Inquisition portugaise dont les premiers signes de déclin se notent à partir du milieu du XVIIème siècle. C’est durant l’unification des deux pays, l’Espagne et le Portugal, entre 1580 et 1640 que l’Inquisition commet le plus d’atrocités. En effet, le nouveau dirigeant venu d’Espagne, l’Archiduc Albert d’Autriche, applique le modèle espagnol dans lequel la dénonciation et la délation font acte de foi. Par conséquent, et à cause de l’appauvrissement du Portugal suite à l’occupation espagnole, les marranes portugais fuient en Espagne, pays où ils sont moins connus. Dans de nombreux quartiers de Séville et Madrid, on n’entendait plus parler que le Portugais; ce qui en soi était déjà un facteur de suspicion. (Roth, p. 80)

Dans le même temps, une grande vague d’émigration marrane a lieu vers le Brésil, colonie portugaise, certains y vont spontanément, d’autres y ont été forcés. Ils contribuent à son essor économique. Il semble que le sucre de canne ait été introduit au Brésil par des marranes portugais de l’île de Madère. Ils contrôlent certains secteurs du commerce. Presque tous les médecins de Bahia étaient des nouveaux chrétiens. (idem, p. 221). La colonie se développe et en 1579 l’évêque de Salvador reçoit de la mère patrie les pouvoirs inquisitoriaux. C’est ainsi qu’une nouvelle fois, les commerçants déjà chassés de Porto en 1618 se voient confisqués leurs biens. Face à cette recrudescence inquisitoriale, c’est la fuite des marranes vers les colonies espagnoles du Chili ou du Pérou où du reste l’inquisition continue à les poursuivre. Pendant la deuxième moitié du XVII ème siècle, les marranes soutiennent les Hollandais dans leur tentative de conquête de Bahia et Recife. De nombreux marranes ont émigré en Hollande et comprennent vite les avantages économiques qu’ils peuvent tirer des marranes locaux. Par ailleurs, sous l’occupation hollandaise, des synagogues sont librement érigées et on assiste à la reprise du culte, on ne parle plus de marranes mais de juifs. Ces derniers fuiront le Brésil lors de la reconquête par les Portugais de Bahia et Recife et iront peupler les régions non soumises à l’intolérance portugaise ou espagnole comme la Barbade ou la Jamaïque. Ils formeront des petites colonies de réfugiés.

Ainsi, l’Inquisition au Portugal diffère de celle qui sévit en Espagne. En effet, le sort de la communauté juive portugaise est entre les mains de gouvernants qui lui sont soit favorables soit défavorables selon l’importance accordée aux critères économiques ou politiques. La vague d’émigration dans toute l’Europe a fait que le terme de Portugais est presque synonyme de «juif ». En 1751, le marquis de Pombal lors de son accession au pouvoir interdit tout autodafé qui ne recevrait pas l’autorisation du gouvernement civil. Il veut faire du Portugal un état moderne qui tourne le dos au Moyen- Age.

Ainsi, cet épisode de l’histoire portugaise dément que le peuple portugais répond à cette image positive qu’il se fait de lui-même et qu’il veut donner au monde comme un peuple des brandos costumes. Le mot «conversion » cache tant d’atrocités.

BIBLIOGRAPHIE

FERREIRA DA CUNHA, Paulo. La Culture Portugaise et la France Littéraire. In http://www.hottopos.com/videtur19/pfcunha.htm (page consultée le 16 novembre 2006)
ROTH, Cecil, Histoire des Marranes, ED: Liana Levi, 1990, Paris.
SILVA da, Aldina, Les juifs portugais, ED: Médiaspaul, 1996, Paris.
SILVA da, Aldina, La mémoire au féminin, ED: Les Editions Images, 1996, Montréal.