Chemins de Croix et Passos da Paixão
au Brésil colonial
par

Aléna Robin
Chercheure postdoctorale, FQRSC
Chargée de cours, Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques
Membre de la Chaire sur la culture portugaise
Université de Montréal

Luís Aguilar e Aléna Robin

São João del Rei


Tiradentes


Photographies © Aléna Robin

Cette présentation portait sur des petites chapelles que j’ai pu apprécier dans les villes d’Ouro Preto, São João del Rei et Tiradentes, lors d’un séjour de reconnaissance dans l’état de Minas Gerais en novembre 2006. Depuis, en consultant des sites internet sur le tourisme culturel et la protection du patrimoine brésilien, j’ai découvert qu’il existait des chapelles semblables dans la même région, dans les villes de Sabará, Itabirito et Prados. Le propos de cette présentation était de réfléchir sur la légitimité de l’application du terme chemin de croix à ces constructions.

Il semble que les chapelles en question ont très peu été étudiées. Germain Bazin, qui demeure encore la source principale sur l’architecture religieuse baroque au Brésil, est complètement muet sur ces chapelles. Des spécialistes qui travaillent dans la région ont essayé de m’orienter. Mais mon constat est aussi le leur : il semble qu’aucune étude académique approfondie n’ait été consacrée à ces chapelles. Évidemment, leur petite taille ne joue pas en leur faveur, une situation à laquelle j’ai été confrontée lors de la réalisation de ma thèse de doctorat portant sur le chemin de croix de la ville de Mexico : parce que les chapelles étaient de dimensions réduites, elles avaient été vues comme de l’architecture mineure et n’avaient pas été étudiées sérieusement. Nous possédons très peu d’information sur l’histoire de leur construction, exception faite des chapelles d’Ouro Preto (Arantes Campos, 52-53). Dans certains cas, il semble que les constructions dateraient de la première moitié du 18e siècle, ce qui va de pair avec l’essor constructif de la région du Minas Gerais. Néanmoins, il est rarement question de l’existence de contrat écrit précisant les architectes impliqués ou les commanditaires. Très peu est dit par rapport à la décoration interne des monuments, seulement à Tiradentes il y avait une chapelle ouverte, et ignorant ce qui s’y trouve, il est difficile de savoir s’il s’agit vraiment d’un chemin de croix.

Le chemin de croix est un exercice pieux institué et propagé par les Franciscains, qui avaient reçu la garde des Lieux Saints de Jérusalem. L’idée était d’offrir aux dévots la possibilité de recréer le chemin parcouru par le Christ chargé de sa croix lors de sa Passion. Le pèlerinage en Terre Sainte étant très long, dispendieux, et dangereux, il s’agissait de rendre accessibles à tous, par substitution, les bénéfices spirituels du pèlerinage, sans avoir à se rendre sur les Lieux Saints. Le fidèle des différentes localités du monde catholique, dans ce cas-ci du Nouveau Monde, pouvait gagner les mêmes indulgences en faisant le chemin de croix à Ouro Preto, par exemple, comme s’il l’avait réalisé directement à Jérusalem. Les moments clés de la Passion du Christ sont connus comme les stations du chemin de croix; traditionnellement il y en avait quatorze, et les dévots devaient s’arrêter devant chacune d’elles pour réciter des prières spécifiques.

Selon les sources consultées, les chapelles du Minas Gerais sont associées aux fraternités ou confréries du Senhor dos Passos da Paixão. En général, il est question de sept passos, bien que pas nécessairement constitués de sept chapelles. Souvent l’exercice débutait et terminait dans la paroisse de la localité, où étaient situés le premier et le dernier passo. Dans quelques cas, la fraternité était plutôt associée au tiers ordre carmélite. Ce regroupement religieux de frères laïcs organisait différentes processions durant le Carême, en relation avec la Passion du Christ.

La tradition des Passos da Paixão est d’origine portugaise. L’idée est d’effectuer un trajet dans la ville, marqué par un ensemble de passos, qui sont des petites chapelles inscrites dans le tracé d’édifices majeurs. Cette dévotion était prise en charge par différentes fraternités et confréries ayant une dévotion particulière pour la Passion du Christ. L’origine de cette tradition lusitanienne se trouverait à Lisbonne à l’église du couvent de Notre Dame de Grâce, où fut fondée en 1587 la fraternité du Senhor dos Passos da Graça (Maia Ataúde, 107-108). Les passos étaient à l’origine de simples oratoires avec des images, mais ils ont évolué pour devenir des chapelles plus élaborées. Il est donc possible de penser que les chapelles brésiliennes tirent leur origine de celles de Lisbonne. Il semble que la dévotion serait entrée au Brésil par l’intermédiaire des Carmélites déchaussés en 1626, via Belém do Pará, dans le nord du pays (Marques, 580).

Myriam Andrade Ribeiro de Oliveira affirme qu’il existait dans la région du Minas Gerais des fraternités du Senhor dos Passos, situées dans la plupart des paroisses. Responsables de la propagation de cette dévotion; ces fraternités seraient derrière la construction des petites chapelles (Ribeiro de Oliveira, 122). Le problème avec cette affirmation, c’est que la spécialiste prend pour acquis qu’il s’agit de chemin de croix, dévotion, on l’a vu, traditionnellement associée aux franciscains. Étant donné que les ordres religieux masculins et féminins étaient bannis du Minas Gerais, Ribeiro de Oliveira affirme que la fraternité du Senhor dos Passos prenait la relève. Néanmoins, ma recherche en Nouvelle-Espagne a clairement démontré que plus que les frères franciscains, c’était le tiers ordre qui était en charge de la dévotion publique du chemin de croix. Le tiers ordre franciscain était pourtant actif au Minas Gerais. C’est, entre autres, aux différents tiers ordres que l’on doit les constructions les plus riches et les plus audacieuses de l’architecture baroque dans cette région. Est-ce que la fraternité du Senhor dos Passos prenait en charge au Minas Gerais une dévotion qui ailleurs en Amérique hispanique était sous la protection du tiers ordre franciscain? Existait-il un lien entre cette fraternité et le tiers ordre franciscain? D’un autre côté, il est parfois fait mention, dans les cas lusitaniens, d’une proximité avec l’ordre du Carme, situation que l’on retrouve dans l’exemple de São João del Rei. Pourquoi? Évidemment, je suis présentement dans l’impossibilité de répondre adéquatement à ces questions.

S’agit-il effectivement d’un chemin de croix dans les chapelles des Passos da Paixão du Minas Gerais? L’association si directe entre les deux termes, est, à mon avis, hâtive. Malheureusement, il semble y avoir actuellement confusion – et pas seulement au Brésil - entre un cycle sur la Passion du Christ et le chemin de croix, sans que l’on se demande vraiment si le cycle servait d’appui visuel et méditatif à cette pratique pieuse. Un chemin de croix implique une réflexion sur le chemin que Jésus a fait avec sa croix durant sa Passion, l’exercice implique aussi un arrêt aux différents tableaux (c’est-à-dire les 14 stations), où sont récitées différentes prières. Par conséquent, une série de tableaux ou un groupe de sculptures portant sur la Passion du Christ ne constitue pas nécessairement un chemin de croix. Il faut noter que les exemples du monde lusophone sont fréquemment formés de sept passos, alors que le chemin de croix était constitué de 14 stations. Il existe pourtant d’autres dévotions à la Passion du Christ qui jouent avec le chiffre sept. Il faudra donc chercher à savoir si à l’époque il y avait confusion entre la dévotion aux passos da paixão et le chemin de croix, ou si en revanche il s’agit d’une association plus récente.

Une raison, parmi tant d’autres, pourrait expliquer pourquoi les constructions mentionnées dans cette présentation ont si peu attiré l’attention des spécialistes. Le Sanctuaire du Bon Jésus à Congonhas do Campo est un complexe de dévotion dédié à la Passion du Christ, très différent des exemples vus jusqu’à maintenant. Tout d’abord, les chapelles dédiées à la Passion sont rassemblées dans un espace restreint et non pas distribuées dans les rues de la ville. Il s’agit aussi du monument baroque du Brésil qui a le plus fait couler d’encre puisqu’y a travaillé Antônio Francisco Lisboa (1738-1814), connu comme l’Aleijadinho. Beaucoup de livres ont été publiés sur le sujet, mais l’emphase est mise sur l’histoire de la construction du site qui s’est déroulée pendant plusieurs décennies, sur ses extraordinaires créations, et sur la figure de l’Aleijadinho, même s’il ne fut pas le seul artiste à y travailler. Il s’agit effectivement de la dernière œuvre du maître alors que l’artiste était déjà gravement malade, et l’ensemble est une œuvre monumentale et fondamentale du baroque. Néanmoins, très peu a été dit sur le fonctionnement du sanctuaire, sur l’organisation des processions, l’époque de leur réalisation ou sur leurs responsables.

Beaucoup de questions restent en suspens concernant l’ensemble le plus important de la dévotion à la Passion du Christ de la région du Minas Gerais et du Brésil colonial. J’ignore s’il existe effectivement une relation directe entre les chapelles Senhor dos Passos et le Sanctuaire du Bon Jésus à Congonhas. Par contre, je crois qu’ils font partie d’une même idée, celle de recréer activement la Passion du Christ, une recréation qui a pu revêtir différentes expressions artistiques. À ce stade-ci de ma recherche, je trouve que les frontières entre une dévotion et l’autre, en l’occurrence le chemin de croix et les passos da Paixão, sont parfois nébuleuses.


Ce projet de recherche a débuté dans le cadre de la Chaire de recherche sur la culture portugaise de l’université de Montréal. Il fait également partie de mon projet de recherche postdoctorale portant sur les séries de tableaux illustrant la dévotion du chemin de croix dans les différents vice-royaumes ayant constitué l’Amérique latine coloniale, pour lequel j’ai obtenu une bourse du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture.

Je tiens à remercier David Amott, Beatriz Coelho et Luís de Moura Sobral pour l’aide apportée.

 

BIBLIOGRAPHIE


Arantes Campos, Adalgisa. Roteiro Sagrado: monumentos religiosos de Ouro Preto, Belo Horizonte, Tratos Culturais/ Editora Francisco Inéacio Peixoto, 2000.

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Bazin, Germain. Aleijadinho et la sculpture baroque au Brésil. Paris, Éditions le temps, 1963.

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Ribeiro de Oliveira, Myriam Andrade. Passos da paixão. O Aleijadinho, Rio de Janeiro, Edições Alumbramento, 1984.

Robin, Alena. Devoción y patrocinio: el vía crucis en Nueva España, Thèse de doctorat en histoire de l’art, Facultad de Filosofía y Letras, Universidad Nacional Autónoma de México, 2007.

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